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Nouvelle: Les Rognons Macabres (part III)

Au moment d’emménager, mamie avait conseillé à maman et moi d’aller allumer un cierge à l’église du coin. Au lieu de cela, depuis plus d’un an dans la Rue Saint-Rémi, je me contentais de la cigarette de celle qui inspectait son reflet dans la vitre de la serrurerie en bas de chez nous. Cette femme toujours plantée là, ressemblait à un narcisse pourpre et je la saluais matin et soir quand j’allais et venais du lycée.

Un jour, alors que j’avais oublié mes clés et que maman n’était pas encore rentrée du travail, je me trouvai comme une idiote devant la porte. Souhaitant profiter un peu plus longtemps de la brise, je sortis de l’immeuble et croisai le regard de ma partenaire d’attente. Elle esquissa un sourire que je pris comme une invitation à la rejoindre, ce que je fis non sans timidité. Elle me proposa une cigarette que j’acceptai bien que je ne fumais pas de Marlboro et je constatai alors que c’était la première fois que je me tenais aussi près d’elle. Autour de son cou pendait une fine chaine de baptême avec ce qui devait être son initiale: B. Nous échangeâmes quelques banalités ce qui me permis d’entendre le son de sa voix que j’ai oublié depuis. Elle me demanda pourquoi je me trouvais dehors et je finis par lui retourner la question ce qui me valu un soufflement de nez et un air amusé en guise de réponse. Je compris alors que j’étais stupide et qu’il était dans son métier d’attendre. Maman finit par arriver, je souhaitai gauchement bonne soirée à celle qui m’avait tenue compagnie et nous rentrâmes chez nous.

Les semaines passèrent et je pris pour habitude de fumer avec celle que je considérais comme une nouvelle amie. Je finis par apprendre qu’elle n’avait pas de famille, qu’elle vivait près d’ici, qu’elle s’était toujours prostituée et qu’elle était plus âgée que moi. A force de nous voir ensemble, maman finit par me proposer de l’inviter à diner, et le samedi suivant elle était à notre porte. Toujours vêtue de son manteau, je lui en débarrassai dévoilant ainsi une robe verte ceinturée d’une suite de médaillons dorés. J’avais beaucoup de mal à me faire discrète en la regardant, au point où même maman haussa les sourcils et esquissa un sourire taquin ce qui me fit baisser les yeux sur les mains de B. Je remarquai alors près de son poignet dissimulé par sa manche, un tatouage représentant un oeil. D’une forme au premier abord très simple, il vint se préciser à force d’observation. Les cils se dessinaient et se détachaient un à un de la peau de notre invitée, la paupière mobile commença à se creuser, une cerne violacée apparue sur son bras et enfin une pupille noire à l’iris noir finit par refléter mon voyeurisme en me fixant l’air sévère. Prise au piège entre ma mère et cet inconnu je regardai de nouveau B qui discutait avec entrain. Une fois qu’elle fut partie, je ne pus m’empêcher de penser à elle tout le reste de la soirée. Le dimanche, comme elle ne travaillait pas, je refusai de sortir de chez moi. Je préférais l’imaginer dans notre rue, toute proche, plutôt que de faire face à la déception de son absence.

Le lendemain soir en la croisant, je pris un air pressé et ne lui adressai qu’un geste rapide de la main auquel elle répondit immédiatement. Lassé des généralités que je pouvais proférer, je me promettais de ne revenir lui parler que pour lui dire des choses intéressantes. Au moment de taper le digicode, l’engourdissement dans ma poitrine provoquée par l’impatience me fit faire volte-face et je l’invitai à prendre le thé mardi après les cours.

Quand elle entra chez moi, j’eus le sentiment que pour la première fois nous étions vraiment seules. En récupérant une fois de plus son manteau, je compris que je m’étais trompée. Sur ses bras nus je distinguais plus d’une centaine d’yeux marqués à l’encre. Leurs formes manquaient de détails et pourtant, aucun ne ressemblait à son voisin. B. eut la complaisance de faire comme si elle ne m’avait pas vue avec cet air décontenancé, son manteau à la main. Même si cet instant n’avait duré que quelques secondes, je blâmai mon indélicatesse et me pressai à faire bouillir l’eau. B. resta debout et fit quelques pas dans le séjour. Depuis la cuisine je la voyais regarder la bibliothèque, se pencher sur certains ouvrages et repartir vers d’autres. Pendant ce temps là, mon sang aurait très bien pu faire infuser la bergamote tant mes joues me brulaient. Les yeux sur ses omoplates, rendus visibles par son débardeur, regardaient le plafond quand elle se baissait et finissaient par me scruter une fois relevée. Comme elle me tournait le dos et que j’étais bien incapable de hausser le ton pour l’appeler, je m’approchai d’elle, toute penaude pour lui dire que le thé était prêt. Je me penchai vers elle et tendis ma main pour toucher son bras quand un oeil sur l’épaule gauche tourna sa pupille vers moi. Je ne pus faire autrement que de reculer et je me rendis compte que tous ses tatouages me scrutaient. La peau de B. était couverte de bubons oculaires noirs, bleus, verts, gris, certains d’entre eux avaient même la cataracte blanche. B. sentit ma présence et se retourna, elle me vit alors tétanisée les doigts crispés dans sa direction. Comme si elle était habituée à ce genre de réaction, elle prit mon visage entre ses mains et essaya de me calmer en me demandant de la regarder dans les yeux, ce qui provoqua chez moi un fou rire qui n’avait pas sa place à un tel moment. Je finis cependant par suivre le rythme de sa respiration ce qui m’apaisa quelque peu. Elle m’allongea sur le canapé et me servit une tasse de thé qui tinta au contact de la table basse. Je fixais le vide du plafond et j’entendis un soupir s’échapper par la fenêtre qui claqua comme une sentence. Ce silence précéda un gémissement étouffé provenant du fond de mon être. Le bras appuyé sur mes paupières, la mâchoire verrouillée, je pleurais sans larmes en comprenant que je ne la reverrai jamais.


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Nouvelle: Les Rognons Macabres (part II)
Nouvelle : Les Rognons Macabres