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« Une sortie honorable » d’Éric Vuillard

Lorsqu’il s’étonne de l’absence de mention faite à la guerre d’Indochine dans les programmes d’histoire du secondaire, Eric Vuillard semble insinuer que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. Dans son roman Une sortie honorable paru en 2022, l’écrivain et scénariste revient sur le très sulfureux conflit d’Indochine, considéré comme le terreau de la très connue guerre du Vietnam et comme l’une des premières guerres d’indépendance du XXème siècle. Il nous la conte en se débarrassant des apprêts de l’Histoire officielle, et armé d’un ton particulièrement aiguisé contre l’État français et nombre de ses magouilles.

Le récit d’une débâcle non assumée

La guerre d’Indochine (territoire couvrant les actuels Laos, Cambodge et Vietnam) est un conflit trouvant ses racines directement après la Seconde Guerre Mondiale. Alors qu’en Métropole la reconstruction débute à peine, sur le territoire colonisé, un certain Hô Chi Minh déclare l’indépendance de l’Indochine et sa volonté d’en faire une nation alignée sur l’URSS et les thèses marxistes-léninistes. Pour la France – qui n’est pas prête à abandonner ses colonies, et encore moins la très florissante économie indochinoise – l’affront est impardonnable. L’État en pleine refondation charge ses nouveaux maréchaux, héros de la Résistance, de mettre un terme à la révolte.

Si les Français sont technologiquement plus avancés que les Vietminh, ces derniers sont plus rusés et nombreux. La guerre d’Indochine se démarque des guerres conventionnelles par la tactique de guérilla employée par les armées d’Hô Chi Minh : jamais de bataille rangée, seulement un harcèlement continu des troupes françaises. Le corps expéditionnaire français s’est vu causer d’importants dégâts matériels et psychologiques par le Vietminh, prêt à débouler de n’importe où et n’importe quand.

En 1950, c’est la cuisante défaite de Cao Bang. Dans son roman, Eric Vuillard insiste sur le fait que cette défaite représente le point de bascule à partir duquel la poursuite de la guerre est vaine. Ni les Français, ni le monde ne la soutiennent, et pour preuve le passage dans lequel le maréchal de Lattre de Tassigny doit aller demander de l’aide aux Américains en direct à la télévision américaine. La France décide de maintenir l’offensive, cherchant ainsi à préserver son prestige et à éviter toute propagation de la défaite dans ses autres colonies (l’Algérie ne va pas tarder à également se soulever). C’est de cet acharnement au maintien du conflit contre tout sens logique qu’est issu le titre du roman : le président du Conseil René Mayer (le chef de l’exécutif sous la Quatrième République) demande au général Navarre de trouver une « sortie honorable » à la guerre, un terme bien ironique au vu des sacrifices matériels et humains que cela implique. Pourtant, le conflit se prolonge pendant quatre ans, avec le soutien des Américains qui prendront ensuite en charge la guerre du Viêt-Nam. Ces quatre années d’entêtement se soldent par un bilan humain catastrophique et une issue très décevante pour les Français, pas franchement aidée par l’instabilité institutionnelle qui caractérise la moribonde Quatrième République.

Le président du Conseil René Mayer accueillit le général. C’était un homme large d’épaule, grand, affable, un homme d’affaire en politique. Navarre se vit d’abord gratifié de toute une symphonie de bonnes paroles, il les écouta gravement. On fit un petit tour du parc. Mayer entraîna le général vers l’allée de tilleuls. « La situation en Indochine est tout simplement désastreuse, admit-il. La guerre est pour ainsi dire perdue. Tout au plus peut-on espérer lui trouver une sortie honorable.

page 98

La soif économique des élites dénoncée

Jusqu’ici rien de bien surprenant. Cependant, Eric Vuillard a souhaité attirer notre regard sur les financiers qui tirent profit de la guerre. L’Indochine, colonisée au XIXème siècle, dispose d’importantes plantations d’hévéa (ingrédient essentiel du caoutchouc), mais aussi de riz ou de ver à soie. Ainsi, pendant que les soldats français se font massacrer dans la jungle, les investisseurs de la Banque privée française d’Indochine en profitent pour spéculer sur la défaite en rapatriant les avoirs, pour s’enrichir grâce à l’effort de guerre. D’un ton inspirant désillusion, dégoût et ironie, Eric Vuillard raconte les collusions politiques d’une Quatrième République chancelante, mais aussi les sabrages de champagne des investisseurs devant les dividendes qui explosent d’année en année malgré la défaite imminente des armées françaises. Cette situation hallucinante est également mise en scène par Pierre Lemaitre dans son roman Le Grand Monde qui situe une partie de son action en Indochine.

D’un ton grave, les administrateurs évoquèrent la regrettable défaite, notre armée, nos soldats morts. Mais ils n’étaient pas là pour se plaindre, il fallait bien que les affaires continuent, et puis la banque n’avait-elle pas pris les décisions qu’il fallait, n’avait-elle pas vu juste en se délestant de ses positions indochinoises embarrassantes dès 1947 et en redéployant l’essentiel de ses activités à l’étranger, très loin des combats ailleurs dans d’autres colonies ? […] « L’an dernier, le dividende versé par action était de trois cent cinquante francs. J’ai la joie de vous annoncer qu’il sera cette année porté à mille et un francs ! » Malgré leur correction proverbiale, on entendit un léger gloussement de satisfaction.

pages 173 et 180

Un roman engagé sur une face sombre de l’histoire de France

Eric Vuillard, par un travail d’investigation extrêmement poussé que l’on connaît à ses ouvrages, met au jour le tableau consternant de cette période qui semble indiquer quelques éléments de réponse quant à son absence des manuels d’histoire. D’un côté, la population indochinoise, épuisée par le travail dans les mines et les plantations d’hévéas, source de richesse pour les Français. De l’autre, une élite politique prête à tout pour préserver son pouvoir et ses intérêts économiques, n’hésitant pas à relancer la guerre pour sauver la face devant ses colonies. Au milieu, des troupes composées en grande partie de tirailleurs africains et vietnamiens, sacrifiées avec une inconséquence qui semble témoigner d’une incompétence manifeste, comme l’illustre l’absurdité militaire de Diên Biên Phu. Cette bataille, débutée en 1954, voit les troupes du colonel de Castries finir encerclées et détruites par un ennemi quatre fois supérieur en nombre. Difficile de ne pas y voir une dénonciation du rapport dominant/dominé : le sacrifice d’hommes et de civils valait-il une « une sortie honorable » ?

Raconter l’histoire s’avère souvent être une tâche délicate, surtout lorsqu’il s’agit d’un épisode relativement récent de notre récit national. Eric Vuillard, en nous contant la guerre d’Indochine de l’intérieur, ne ménage aucun des échecs commis au nom de l’intérêt national. Sa plume transforme ces événements, leur insufflant une vie palpable : les portraits psychologiques et généalogiques des protagonistes de ce conflit sont d’une subtilité rare, d’autant qu’il n’hésite pas à insister sur leurs origines souvent immodestes pour insinuer l’origine de leur incompétence. Cela se fait cependant au prix d’une tonalité d’écriture sombre et cynique. On pourrait aussi reprocher à l’auteur le manque de rigueur propre à un historien, mais ce sont là deux métiers bien distincts.

Mathieu SALAMI