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La zone d’intérêt : médiocrité horrifiante au jardin d’Eden

Le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, et sa femme Hedwig s’efforcent de construire une vie de rêve pour leur famille dans une maison avec jardin à côté du camp.

Sur l’écran noir, le titre apparaît, sur fond de bruit sourd, qu’on ne parvient pas à identifier, ni à décrire. Les lettres blanches disparaissent peu à peu, très lentement, jusqu’à nous laisser dans l’obscurité la plus totale. A force, notre rétine ne parvient plus à distinguer ce noir projeté, et notre regard plonge dans l’obscurité, encore, et encore. 

Ce choix d’ouverture du film de Jonathan Glazer fait écho à l’affiche de celui-ci : tout ce qui se trouve au delà des murs surplombés de barbelés est effacé par le noir profond qui contraste avec l’image idyllique du jardin familial.

 Une normalité très dérangeante 

La « zone d’intérêt » désigne historiquement le périmètre de quarante kilomètres autour du camp d’extermination d’Auschwitz. Ici, le réalisateur fait le choix de représenter la vie quotidienne de la famille de Rudolf Höss, chargé de superviser le camp et son fonctionnement. 

On partage ainsi la vie quotidienne de cette famille allemande : Papa part au travail le matin, juste de l’autre côté des murs qui entourent leur jardin, tandis que Maman essaie un le manteau en vison d’une déportée juive. Le bon père de famille emmène ses enfants pêcher dans la rivière d’à côté pendant que ceux-ci pataugent au bord de l’eau. Rien ne pourrait briser l’apparente normalité de cette vie, jusqu’à ce que Rudolf crie à ses enfants de sortir de l’eau après avoir trouvé un morceau d’os, résidu matériel des atrocités commises à quelques centaines de mètres de là. 

Sandra Hüller dans le rôle de la femme du Commandant

Faites attention à ne pas piétiner les lilas 

J. Glazer choisit ainsi de ne jamais montrer directement l’horreur, mais plutôt de l’imaginer et de l’entendre. Les éléments glaçants sont pourtant nombreux, comme la fumée des cheminées des fours crématoires à l’horizon, le sang collé aux semelles du Commandant ou les cendres des prisonniers exterminés répandues comme engrais au pied des fleurs du jardin. 

Encore aujourd’hui, il est très délicat de représenter la Shoah et son atrocité. Depuis l’indignation de Jacques Rivette dans Les Cahiers en 1961 au sujet d’un travelling « esthétisant » sur le corps d’une détenue qui se donne la mort contre des barbelés dans Kapo, les cinéastes n’ont eu de cesse de s’interroger sur la manière de représenter l’inimaginable. 

Kapo, Gillo Pontecorvo, 1959

Ainsi, Glazer ne nous montre rien, mais nous fait tout entendre et compte sur notre cerveau pour imaginer le contre-champ monstrueux qui se trouve sous le regard du commandant Höss.

Tout au long du film, on perçoit au loin le bruit sourd des fours qui brûlent les corps, les aboiements des chiens, les trains qui débarquent les prisonniers, les cris des SS et leurs coups de feu.

La Zone d’intérêt est donc un film sur le hors-champ, sur ce qui n’est pas montrable. La lueur rougeoyante des fours dans la nuit finit par faire partie du paysage, au même titre que les arbres. La fumée qui s’en échappe n’est qu’une contrariété que l’on accepte volontiers en échange de ce cadre de vie idyllique pour élever une famille. 

Il semblerait que, tout comme la famille Höss, nos yeux et nos oreilles de spectateurices finissent par intégrer ces bruits et visions comme faisant partie du décor, sans même nous en rendre compte, ce qui est absolument glaçant.

Devoir de mémoire

Ne vaudrait-il mieux pas rester dans le noir ? Avec ce film, Glazer braque sa caméra et sa lumière sur nous. On plisse alors les yeux pour tenter de distinguer le moment où l’humanité de ces hommes responsables de la solution finale semble avoir été engloutie. Mais ce moment ne vient pas, évoquant ainsi la facilité avec laquelle l’horreur peut s’immiscer dans le corps étatique incarné par de banals fonctionnaires.