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Monde Contemporain

Vercoquin et le Plancton, Boris Vian

Au cours de nos études, il est fréquent de se demander pourquoi tel ou tel auteur, souvent disparu depuis des décennies, a réussi à se hisser au rang de « classique » de la littérature française. C’est le cas de Boris Vian. En effet, si aujourd’hui l’auteur est au programme de nombreuses formations littéraires ou d’’histoire de l’art, sa vie animée et la non-reconnaissance constante de sa littérature par son époque peut rendre un peu perplexe. S’il est difficile de ne pas évoquer ses classiques comme l’Écume des jours ainsi que le très controversé J’irai cracher sur vos tombes, nous opérons aujourd’hui un retour aux sources en nous penchant sur son premier roman. Vercoquin et le Plancton dépeint avec satire les milieux mondains et professionnels que Vian a côtoyés pendant ses études et les premières années de sa vie active.

Une « surprise party » loufoque, théâtre d’une rivalité amoureuse

Après avoir introduit l’histoire par une préface qui, selon les mots de l’auteur, « ne sert à rien », Vercoquin et le Plancton nous propulse d’entrée de jeu dans une « surprise-party » organisée par un personnage apparaissant de manière récurrente dans les écrits de Vian : « le Major ». Celui-ci est passé maître dans l’organisation de ces fêtes, qui s’étalent sur plusieurs jours et où règne une ambiance endiablée et des plus farfelues.

Vercoquin de Fromental se présente à la soirée avec la très quelconque Zizanie, que le Major s’empresse de lui voler après avoir succombé à son charme. Optant pour une approche pleine de swing, et conscient de la concurrence de Fromental, le Major décide de demander la main de sa bien-aimée à son oncle, dirigeant d’une entreprise spécialisée dans la compilation d’informations. Mais obtenir un rendez-vous avec un homme aussi occupé n’est pas une mince affaire, et il se résout donc à tenter sa chance en travaillant dans cette société. Vercoquin a en tête de récupérer sa bien-aimée. Comme une symétrie perpétuelle, il engage tout au long du roman les mêmes actions que le Major, les deux personnages ayant les mêmes idées. La rivalité amoureuse entre les deux hommes se règle finalement par une bonne bagarre… en alexandrins.

L’émergence du style vianesque, empreint d’expériences de sa jeunesse

Vercoquin et le Plancton est une joyeuse farce où l’univers des surprise-parties se dépeint comme un monde peuplé de zazous et de fêtards. Vian s’inspire de ses expériences vécues lorsqu’il était encore étudiant à l’école d’Art et de Manufacture de Paris (Centrale Paris aujourd’hui). A travers le personnage d’Antioche, bras droit du Major, on semble retrouver le jeune Vian, lorsqu’il tentait de s’attirer le respect de ses camarades de classe en « préparant le terrain » pour ses amis lorsqu’une fille apparaissait à la soirée.

Ce premier roman arbore un style défiant toute concurrence, avec l’omniprésence de ses néologismes et l’absurdité du récit digne d’une pièce de Beckett. Petit exemple de fulgurance vianesque : « Des lapins sauvages rôdaient à toute heure sur les pelouses, cherchant des vers de terre dont ces animaux sont particulièrement friands. » Tout le charme de l’écriture de Boris Vian se retrouve dans ce roman avec des préceptes qui se retrouveront ensuite dans toute son œuvre. Il nous livre une suite non-linéaire de chapitres, dont il juge certains inutiles, et justifie en toute désinvolture des retours en arrière brutaux :

Le Major, au volant d’une suberbe Cardebrye rouge compétent, monta en prise l’allée de son jardin et s’arrêta devant le perron avec une maestria remarquable. La voiture repartit en arrière, mais il était déjà descendu, et alla s’écraser contre le mur prolongeant la grille du parc […]

Antioche accueillit le Major en haut du perron

– Il n’avait pas lu le Chapitre V, dit simplement le Major

Vercoquin et le Plancton, édition Gallimard poche, page 40

Cette vision incarne à merveille l’essence du livre, cette fusion de métaphores et d’idées totalement folles. On en ressort avec un sentiment étrange, incapable de déterminer si on l’a aimé ou détesté, mais certain d’avoir été surpris.

Une figure de l’anticonformisme, tant dans la forme que dans le fond

Impossible de passer à côté de la satire humoristique de l’administration française que nous livre Boris Vian dans ce premier roman, et ne prend même pas la peine de déguiser. Le lecteur se retrouve comme étouffé par des réunions inutiles et soporifiques au sein du « Consortium National d’Unification » ou travaille l’oncle de Zizanie. Les réunions sur les « pots à roudoudou métalliques » et les « emballages perdus » constituent des moments particulièrement savoureux. Des dizaines de pages peuvent se succéder sur le monologue d’un personnage, qu’il s’agirait davantage de qualifier de « logorrhée ». Tout simplement impossibles à lire, ces passages nous donnent l’impression d’assister nous-même à ces réunions interminables. Le medium « livre » nous place en position de pouvoir, et nous laisse en capacité de passer les pages (et on est presque sûr que c’est ce que souhaitait l’auteur). Ici, la principale inspiration de Boris Vian ici est la caricature de l’AFNOR (Association française de Normalisation) où il a travaillé en sortie d’études.

Pour revenir à la question initiale – Boris Vian est-il un grand écrivain ? – Vercoquin et le Plancton, laisse entr’apercevoir la naissance du mythe Boris Vian. Encore joyeux luron à l’époque, le phénomène Vian se bonifiera avec le temps, prenant des positions politiques fortes – il affichera résolument son pacifisme et son rejet de la guerre d’Indochine avec sa chanson Le Déserteur qui se verra censurée. Cumulant les fonctions d’ingénieur, de trompettiste, de parolier, de romancier et se positionnant comme l’un des premiers importateurs du jazz en France, Boris Vian déchaîne les passions, de son vivant comme post-mortem. Entre ce premier roman et son décès prématuré en 1959 à l’âge de trente-neuf ans, il aura eu le temps de mettre au point un univers bien à lui, qui toutefois s’écartera de l’ambiance bon enfant de Vercoquin et le Plancton : il n’y a qu’à lire L’Écume des jours, son roman le plus connu, pour constater la tristesse qui teintera parfois son oeuvre.

L’auteur aura incarné un anticonformisme et une gaieté franchement bienvenus pour l’époque, rejetant le pessimisme et la noirceur de l’après Seconde Guerre Mondiale. Il s’opposa par sa littérature aux dogmes et règles littéraires ainsi qu’aux élites de son temps. Boris Vian a été l’un des auteurs les plus ambivalents de la littérature française, et il est difficile aujourd’hui de ne pas voir des films comme « La Cité de la peur » ou les sketches des Inconnus comme des héritiers de son œuvre.

Mathieu SALAMI