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Car/men de Philippe Lafeuille : quand la diva change de genre

Danse ? Théâtre ? Opéra ? Les trois à la fois. Car/men, ce spectacle aux facettes multiples, nous plonge dans l’une des oeuvres les plus jouées au monde, opéra en trois actes de Georges Bizet d’après une nouvelle de Prosper Mérimée, dont l’héroïne est l’icône ultra féminine par excellence. Seule différence, Carmen et sa cour sont ici des hommes, répondant aux codes dits classiques de la masculinité (barbe, torse poilu, etc.). Philippe Lafeuille fait alors de la confusion des genres le maître mot de son spectacle.

Genèse du spectacle

Après plus de cinq années de tournée et plusieurs spectacles à succès à Bobino avec Tutu, les Chicos Mambo font leur retour avec une nouvelle création en 2019 : Car/men. Sous la direction de Philippe Lafeuille, artiste pluridisciplinaire et polymorphe, l’opéra de Bizet est réinterprété par un groupe de huit danseurs et un chanteur virtuose Antonio Macipe, qui explorent les notions de genre et font revivre la célèbre bohémienne andalouse.

Ce spectacle chorégraphique alliant humour, théâtre, chant, clown, théâtre d’objets et vidéos est né d’une envie de Philippe Lafeuille : celle de retrouver l’Espagne où il a vécu durant les années 90. Le chorégraphe est parti en pèlerinage à la Feria de Séville quelques années avant la création du spectacle pour s’immiscer dans l’ambiance et s’imprégner des motifs : ces robes à froufrous et à pois – les batas de cola – seront reprises par la suite dans Car/men. Pour le reste, il a persisté dans la voie ouverte il y a trente ans avec sa compagnie barcelonaise, les Chicos Mambo : faire de la danse une comédie.

Un voyage chorégraphique autour de Carmen et d’une Espagne fantasmagoriques

Neuf interprètes parés de robes à volants à pois rouges qui les couvrent jusqu’au visage apparaissent sur scène. Une fois dézippés, ces costumes révèlent non pas des danseuses mais des danseurs.

Ces neuf figures vont progressivement prendre place dans l’histoire de Carmen et constituer la galerie de personnages propres à l’opéra de Bizet (Carmen, Don José, Escamillo, etc.).

Mais, au-delà d’être une reprise de l’œuvre originale, ce spectacle est avant tout l’occasion pour Philippe Lafeuille de revisiter l’imagerie un peu kitsch qu’incarnent les espagnolades : la tauromachie, le flamenco, les objets emblématiques de la péninsule ibérique (castagnettes, éventail, cape et montera traditionnelle du toréro, la bata de cola de la robe de flamenco à traîne …), l’univers d’une manufacture de tabacs, les figures de la gitane, de la bohémienne ou du toréador, tout y est.

Le spectacle foisonne de volants, de pois rouges colonisant les robes de flamenco, les murs et même le plancher de la scène via un système de projection vidéo. « Il y a un décor qui est fait en vidéo avec du mapping avec six vidéoprojecteurs. C’est la première fois que je m’attaque à la vidéo dans un spectacle », indique-t-il lors d’une interview. L’exubérance qu’incarne Carmen passe donc aussi par les différents visuels qui viennent peupler l’espace scénique.

Les danseurs évoluent entre classique, danse acrobatique, flamenco et hip-hop et virevoltent au son d’une Espagne fantasmée où ses archétypes sont exagérés. Les tableaux se succèdent, de la rave party au classique enfant de bohème, donnant à voir mille facettes de la figure espagnole, et de son pays, au cœur d’une carte postale hispanisante où les parodies tendent parfois à l’emporter sur l’histoire.

Pour autant, Philippe Lafeuille assure qu’il « respecte beaucoup l’œuvre avant tout », tout en ajoutant qu’il « bouscule un peu les codes ». « Dans mes spectacles, j’ai l’habitude de convoquer plein de choses », explique le chorégraphe, citant les genres de la comédie musicale, de la danse et du théâtre.

Car/men : figure de proue d’une liberté en tout genre

« Libre elle est née, libre elle mourra » chante Carmen, ou plutôt Antonio Macipe, la voix du spectacle.

Ce contre-ténor interprète les chansons incontournables de Carmen comme « L’amour est un oiseau rebelle » ou encore « Près des remparts de Séville » alternant entre voix aiguë et grave pour incarner les personnages de Carmen et de Don José. Son attitude, ses gestes et sa façon de chanter nous permettent de distinguer dans un seul corps l’homme de la femme et fait notamment penser au jeu de Stromae dans son clip « Tous les mêmes ». Ce personnage symbole de liberté montre donc la voie à des conceptions plurielles de la masculinité et la féminité, mais toujours avec une grande légèreté dans le ton.

Philippe Lafeuille s’est également engagé dans l’exploration des codes de la féminité et de la masculinité à travers des tableaux dansés, parfois sur fond comique. Un de ces tableaux met en valeur avec poésie et grâce le corps d’un danseur habillé d’une grande cape à volants. Le drapé du costume amplifie chaque mouvement, des ondulations rayonnant tout autour de son corps sous la lumière bleutée des projecteurs. Ce moment si poétique rappelle la célèbre danse serpentine de Loïe Fuller et Isadora Duncan, pionnières de la danse moderne. Cette quête esthétique axée sur la fluidité des mouvements et l’ondulation, souvent associée au corps féminin, se retrouve ici transposée au masculin et donne des instants d’une grande beauté.  

Ainsi, la sensualité des danses s’immisce dans un joyeux tourbillon de scènes fantasques où le ridicule triomphe mais toujours avec grâce.

En somme, sa réinterprétation courageuse et novatrice du classique de Bizet offre un regard frais et contemporain sur une histoire bien connue, tout en la signant au masculin.

Ce spectacle s’est joué jusqu’au 4 février au Théâtre libre à Paris. Cependant, au vu de son succès, il y a fort à parier qu’il soit bientôt de nouveau programmé, d’autant plus que 2025 marquera les 150 ans de l’opéra.

So, stay tuned !