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La Révolution légitime ? Les Justes d’Albert Camus

J’ai toujours trouvé Albert Camus pédagogue à sa façon. Les deux grandes parties politiques de son oeuvre, le cycle de l’absurde et le cycle de la révolte, ont été déclinées en trois genres littéraires différents, ce qui a permis de rendre sa philosophie plus accessible. Ainsi, il existe pour chacun de ses cycles un essai, un roman et une pièce de théâtre. Le cycle de l’absurde comprend Le mythe de Sisyphe, le fameux L’Étranger et Caligula. Mais c’est ici son cycle de la révolte, comprenant L’Homme révolté, La Peste et Les Justes, que nous aborderons.

Les Justes, pièce représentée pour la première fois en 1949, narre la véritable histoire de terroristes socialistes ayant perpétré un attentat sur l’oncle du tsar Nicolas II en 1905. Voyons comment, à l’image d’un film, Les Justes réussit à mettre en image la philosophie de la révolte de Camus.

Une pièce de théâtre dans la continuité du cycle de l’absurde : questionner le sens de l’existence humaine

Les Justes relate en cinq actes la mise en place de l’attentat contre le gouverneur de Moscou, le grand-duc Serge de Russie, gouverneur tyrannique de la ville. Lors d’une première tentative d’attentat à la bombe, le terroriste, Yanek, se ravise du fait de la présence d’enfants et de son épouse dans le carrosse du grand-duc. La seconde tentative est fructueuse, et Yanek parvient à faire exploser le carrosse. Il est alors arrêté, et après que l’on ait vainement tenté de le convaincre de demander la grâce au tsar, celui-ci est pendu pour cet assassinat (qu’il qualifie, lui, de justice). La scène finale voit le reste de ses compagnons préparer leur prochain attentat.

Il est plus aisé de comprendre Les Justes et le cycle de la révolte après avoir compris le cycle de l’absurde. Grossièrement résumé, celui-ci est l’amorce de la pensée de Camus, dans laquelle l’Homme, après avoir pris conscience du caractère vain de son existence, décide de transformer celle-ci en révolte. Le simple fait d’accepter cette vie dénuée de sens est la première révolte : c’est justement car il a pris conscience de l’absurdité de sa condition que Yanek accepte la potence. Il est parfaitement conscient de l’aberration que continuer sa vie dans ce qu’il estime être une tyrannie constitue. On le voit relativement serein devant la mort, et, s’il avait accepté la grâce, il n’aurait philosophiquement pu s’en remettre : son amante Dora, bien que bouleversée, partage cet espoir qu’il soit mort heureux, car resté fidèle à ses valeurs.

Oui oui, j’en suis sûre, il avait l’air heureux. Car ce serait trop injuste qu’ayant refusé d’être heureux dans la vie pour mieux se préparer au sacrifice, il n’ait pas reçu le bonheur en même temps que la mort. Il était heureux et il a marché calmement à la potence, n’est-ce-pas ?

page 146 en poche

Un rapport ambigu à la religion : un homme révolté mais croyant

Les Justes explique l’absence de Dieu dans la philosophie camusienne. Certes athée, Camus parvient à cette réflexion non pas par rejet du caractère servile de la religion (comme le fera Sartre) mais parce que la croyance religieuse est trop illusoire et trop irrationnelle pour aller de pair avec le caractère très concret de l’absurdité de l’Homme. En ne se détournant pas de sa condition d’Homme, en restant concentré sur sa tâche ici-bas, l’Homme absurde ne peut être croyant. En somme, les écrits de Camus sont à mi-chemin entre athéisme et agnosticisme.

Stepan : Comme il marche droit. J’avais tort, tu vois, de ne pas me fier à Yanek. Je n’aimais pas son enthousiasme. Il s’est signé, tu as vu ? Est-il croyant ?

Dora : Il ne pratique pas

Stepan : Il a l’âme religieuse, pourtant. C’est cela qui nous séparait. Je suis plus âpre que lui, je le sais bien. Pour nous qui ne croyons pas en Dieu, il faut toute la justice ou c’est le désespoir.

page 89-90 en poche

Stepan, personnage incarnant le jusqu’au-boutisme de la révolte, avait été outré du premier abandon de l’attentat du fait de la présence d’enfants, il n’avait donc pas confiance en Yanek. Ce dernier, restant fidèle à sa cause en tuant le Grand-Duc, montre toute son ambiguité : il semble pris entre le fait de croire et de pratiquer la religion. Accomplir son geste va le faire définitivement basculer dans la condition d’homme révolté au mépris du croyant, ce qui fera qu’il refusera toute concession religieuse au moment de faire face à la potence. Ainsi pour Camus, il ne peut exister de Dieu pour que l’Homme accomplisse son sens.

Une philosophie trouvant encore de l’écho : quelle place pour la violence dans les luttes contre l’injustice ?

Albert Camus est reconnu pour son talent indéniable, et écrire une pièce de ce genre au lendemain d’une guerre mondiale peut se révéler marquant. Il se pose dans la lignée d’un questionnement philosophique ancien, mais auquel il parvient à apporter une contribution personnelle et relativement inédite. On le sait, cette pièce s’inscrit dans le sillage de son alter-ego : Les Mains sales de Sartre.

Par l’exploration de condamnés à la souffrance et la mort pour leurs convictions, Albert Camus estime que faire la révolution n’est pas une fin en soi et qu’elle se fait au prix d’un sacrifice moral total dans un contexte où les personnages sont confrontés à une société qui privilégie la violence comme moyen de communication, malgré leur répulsion à celle-ci.

Leur réticence à employer la violence semble sincère, mais cette dernière semble être le seul moyen possible, tant tous les autres canaux de communication et de débat ont été épuisés. Cette trame n’est pas sans rappeler une récente intervention de l’écrivain Alain Damasio sur France Inter expliquant que les affrontements de Sainte-Soline ont été inévitables du fait de « l’épuisement des façons douces de faire les choses ».

Nos protagonistes se retrouvent dans une impasse où le dialogue semble inefficace face à l’injustice et à l’indifférence des puissants. Cette pièce soulève des questions cruciales sur les limites de la lutte contre l’injustice et le sacrifice nécessaire pour le bien commun. Camus dépeint avec finesse des personnages poignants qui incarnent une critique intemporelle de la politique et de l’humanité. Cette histoire d’amour marquante entre Yanek et Dora amorce le troisième cycle inachevé de Camus : l’amour, cycle où il entendait, après avoir exploré les faces sombres de l’existence humaine, réconcilier l’Homme avec ses passions.

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