Fleabag? It’ll (not) pass !
Cet article contient des spoilers.
Droit dans les yeux
Dès les premières minutes du pilote de sa série éponyme, Phoebe Waller-Bridge nous plonge avec elle dans l’univers caustique et subversif de son anti-héroïne Fleabag : trentenaire désoeuvrée, aux relations familiales dysfonctionnelles, et à la vie amoureuse chaotique. Décrite et construite comme une female loser, la protagoniste interprétée par son autrice se targue de cette assignation : s’amusant à briser avec la complicité du spectateur le quatrième mur pour se moquer des bonnes moeurs et des normes associées à la féminité. La série utilise le ressort comique comme instrument pour développer son personnage et nous aider à suivre ses flâneries. Surtout, elle parvient grâce à la singularité de sa narration à rendre les frontières entre la fiction et le réel suffisamment poreuses pour proposer au spectateur un cadre d’expérience commun.
C’est là que réside l’une des grandes forces de l’écriture de Phoebe Waller-Bridge : cette dernière, grâce à l’arborescence d’intrigues qu’elle tisse, réussit à nous prendre par la main pour nous inviter non pas à découvrir mais bien à partager les errances de son héroïne. De cette façon le spectateur, interlocuteur privilégié de Fleabag, devient son complice : seul lui peut entendre les confidences et les moqueries qu’elle murmure, en apartés.
Briser le quatrième mur n’est pas une révolution dans l’univers audiovisuel, cependant Phoebe Waller-Bridge arrive à se ré-approprier les codes de cette adresse au spectateur pour la transformer en instrument scénaristique, porteuse d’une théâtralité unique. Le procédé permet de révéler progressivement le personnage qui, peu à peu dégagé de sa superficialité comique, se dévoile sous nos yeux pour nous donner à voir une héroïne complexe et imparfaite mais surtout irréductible aux archétypes des personnages féminins à la télévision.
I have a horrible feeling that I’m a greedy perverted, selfish, apathetic, cynical, depraved, morally bankrupt woman, who can’t even call herself a feminist
Phoebe Waller-Bridge, Fleabag – Saison 1
Un personnage metteur en scène
Tout au long des douze épisodes qui la compose, la série reprend à son compte les codes du théâtre et du mockumentary. De cette façon, le quatrième mur est constamment brisé. La palette d’expressions offerte par Phoebe Waller-Bridge lors de ses nombreuses interactions avec la caméra accentue les effets de ce gimmick fallacieux, en en renforçant l’aspect comique. Ainsi, et contrairement à ce qui a pu être vu dans de nombreuses séries, la ruse des regards caméra n’entend pas ici combler des lacunes d’écriture. Au contraire, le dispositif vient nourrir l’intrigue et la mise en scène en prenant appui sur la brillante performance de l’actrice principale. Fleabag est un théâtre total et, c’est en grande partie grâce à Phoebe Waller-Bridge qui se fait à la fois interprète et commentatrice de tout ce qui se déroule. De plus, l’utilisation de l’intimate gaze renforce cette théâtralité, nouant dans un même temps un lien de complicité singulier entre l’héroïne et le spectateur.
Le spectateur justement, est constamment pris à parti. Dès les premières minutes du pilote, Fleabag s’adresse à lui par le « you » décrivant et mimant au travers d’une série d’apartés performatives une situation à la fois ridicule et loufoque qu’elle est en train d’expérimenter, durant un rendez-vous (plus ou moins) galant. Le personnage se met en scène, utilise ces adresses comme un outil pour rythmer et décrire de manière presque littérale ses interactions. Durant toute la série, le public est pensé comme un personnage à part entière, et la protagoniste se complait à lui partager ses réflexions des plus anodines aux plus grivoises.
Placer le spectateur en acteur de la vie de Fleabag est d’ailleurs loin d’être sans intérêt. En effet, cela se révèle être un choix porteur d’enjeux sémiotiques et narratologiques particulièrement forts, puisque cela renforce l’influence que le personnage de Fleabag a sur le récit. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de mener la danse tout au long de la première saison. En effet, le fractionnement de la narration ou encore l’utilisation répétée de jump cuts et d’audio cuts ne font que renforcer le contrôle qu’exerce le personnage sur ce qu’elle souhaite (ou non) nous montrer. La caméra garde ses distances, évite les gros plans et se contente de la suivre sans jamais nous dicter là où il faudrait regarder. Ce qui est unique c’est qu’à l’arrivée, seule Fleabag décide ce qu’il est bon de conter.
Puis sans préambule arrive le moment où l’héroïne finit par être rattrapée par ses secrets. C’est le basculement : après une brutale dispute avec sa soeur, le masque comique se fissure. Un motif se dessine peu à peu dans le tapis : Fleabag n’est pas aussi complaisante et détachée qu’elle n’y parait, elle est en vérité seule et endeuillée, rongée surtout par une culpabilité de laquelle elle est incapable de se défaire. On comprend alors que les gimmicks n’étaient que des instruments pour fuir la dure réalité de son quotidien. Et, alors que l’on espère embrasser sa part d’ombre, Fleabag nous fuit. Privée du contrôle qu’elle exerçait sur la narration, celle qui avait tout au long de la saison cherché à capter notre regard bat en retraite. Nos regards complices deviennent indiscrets, et Fleabag harcelée fait tout pour nous échapper. C’est au cours d’un dernier épisode dramatique que le couperet, en même temps que son masque tombe : Fleabag est une tragédie.
« This is a love story«
Tandis que la première saison nous poussait à nous immerger dans l’intériorité fragmentée de son personnage, le second volet, construit comme un diptyque s’intéresse aux rapports que l’héroïne entretient avec le monde extérieur. C’est de cette façon que nous retrouvons Fleabag, un an après les évènements de la première saison, le nez ensanglanté, enfermée dans les toilettes d’un chic restaurant londonien. « This is a love story » nous dit-elle avec verve, en nous regardant droit dans les yeux. Il n’en faut pas plus pour que la magie opère.
Quelques secondes après nous avoir annoncé la thématique de cette seconde saison, Fleabag rembobine pour nous amener avec elle au cœur des évènements qui ont rythmé sa soirée. Nous la retrouvons entourée de ses poches, lors d’un repas censé célébrer l’annonce du mariage de sa belle-mère à son père et marquant dans un même temps ses retrouvailles avec sa sœur, Claire. Dès les premières secondes le chaos familial est total, et la tension aussi palpable qu’inconfortable. Fleabag, qui n’a rien perdu de son irrévérence et de son piquant s’amuse et commente avec notre complicité les péripéties de la soirée. C’est alors qu’elle remarque à la table la présence d’un nouvel individu restée jusqu’alors anecdotique : celle du jeune prêtre qui ordonnera lors de la cérémonie.
L’alchimie et la connexion entre les deux est tout de suite perceptible mais leurs interactions tout au long du premier épisode restent insignifiantes. Fleabag qui nous avait pourtant habitué à être particulièrement loquace, reste à ce sujet muette jusqu’à la fin de l’épisode. Ce n’est qu’au terme de ce dernier qu’elle confie à sa soeur son attirance pour lui. C’est de la présence de ce Hot Priest, personnage encore accessoire dans nos esprits, que vont découler toutes les intrigues d’une saison riche et profonde sous le signe de l’amour (elle nous l’avait dit !) Mais surtout de la reconstruction.
Avec ces six nouveaux épisodes, Phoebe Waller–Bridge ne se contente pas de prolonger l’expérience de la première saison ; elle nous gratifie à la place d’un deuxième volet complémentaire, à la sincérité détonante et aux questionnements aussi profonds qu’universels. La première saison nous en avait déjà donné un aperçu : Fleabag est seule. En effet, la fragmentation dans l’édition de la première saison permettait de matérialiser son tumulte intérieur. Or, cette seconde saison prend le contre-pied de la précédente en se focalisant sur son rapport aux autres. Prenant pour se faire comme fil conducteur la relation qu’elle noue avec le Hot Priest, qui sert de vecteur entre elle et ses proches.
De plus, la série continue d’aborder des thématiques fortes avec beaucoup d’humour, allant du couple (au travers du personnage de Claire), en passant par la morale, le rapport au désir, la solitude et la dépression. Justement, la solitude est l’un des sujets clés de cette deuxième saison. Et, Phoebe Waller–Bridge parvient à remarquablement alterner entre les registres de sorte à ce que la frontière entre le rire et les larmes nous paraisse extrêmement mince. En particulier lors de l’épisode deux au cours duquel l’héroïne, en pleine séance de thérapie (à laquelle elle ne participe que dans le but de se faire rembourser le bon offert par son père), se retrouve confronter à une psychologue qui la désarçonne complètement en la mettant face à ses contradictions. « Avez-vous des amis ? Les voyez-vous souvent ? » lui demande cette dernière. « Oui. » répond alors Fleabag en nous adressant un clin d’œil « Ils sont toujours là. » On comprend alors, et la visée de toutes ses stratégies d’évitement finit par nous sauter aux yeux. Après tout, l’évidence était là depuis le départ ! Fleabag nous parle car elle n’a en réalité, personne d’autre vers qui se tourner.
Personne, du moins jusqu’à ce que le Hot Priest interprété par Andrew Scott n’entre dans sa vie. Ce dernier brise littéralement toutes les barrières qu’elle avait instauré avec le monde extérieur. Il est la première personne à vraiment la voir, et la première à laquelle l’héroïne va se confier. La scène du confessionnal marque en ce sens un véritable tournant : Fleabag, dans une moment aussi bouleversant que vulnérable se confie sur ses craintes et la désagréable sensation de rater sa vie qui, sans cesse, lui colle à la peau. Alors qu’elle nous avait toujours convié à partager ses interactions, elle ne se tourne lors de cette scène à aucun moment vers nous. Sans que l’on ne s’en rende compte, un premier mouvement est amorcé.
Le détachement se poursuit au fil des épisodes. Progressivement, le personnage d’Andrew Scott réussit à capter les moments au cours desquels Fleabag s’échappe de sa réalité pour communiquer avec nous. « Where did you just go » lui demande- t – il alors que cette dernière était en plein aparté. La surprise est totale, et Fleabag semble aussi étonnée que nous par ce retournement de situation. Dès lors, Phoebe Waller-Bridge ne se limite plus à simplement briser le quatrième mur mais élève le mécanisme en lui donnant une nouvelle signification. De cette façon, elle parvient à se ré-approprier le gimmick qu’elle avait si longtemps utilisé comme ressort comique pour l’intégrer à sa narration et en faire un symbole subtilement amené du développement de son personnage. Du point de vue de l’écriture et de la mise en scène cela relève du génie. Car si Fleabag avait jusqu’ici la propension à briser le quatrième mur pour s’échapper de la réalité et se dissocier d’elle même, le fait qu’un autre personnage puisse se saisir de ce moment resté invisible et considéré comme hors du temps sériel accentue le dramatisme et renforce aux yeux du spectateur la singularité de la relation qu’elle entretient avec le prêtre.
Enfin, la série ne se contente pas de reprendre à son compte les codes de la comédie romantique mais va au-delà, nous proposant non pas une simple histoire d’amour mais bien plusieurs niveaux de lecture. En effet, la saison deux marque le renouement progressif de Fleabag avec elle même, mais aussi avec sa soeur et le reste de ses proches. C’est la rédemption. Cette dernière se cristallise à deux moments cruciaux : lors du mariage de son père, au cours duquel elle partage une déclaration poignante avec sa soeur mais surtout lors de la dernière scène au cours de laquelle l’adieu devient un commencement. À l’instant même où les deux amants se retrouvent sous cet abri bus nous pouvons le sentir : notre couple rêvé ne finira pas ensemble.
L’amour est là pourtant, Fleabag; pour la première fois depuis le décès de sa meilleure amie, le verbalise dans un murmure. Son « Je t’aime » flotte dans l’air de longs instants, avant qu’elle ne le répète deux nouvelles fois. « Ça passera. » finit-il par lui répondre dans une réplique sublime à la fois douce et tragique. Ça passera, c’est vrai. Ça passera et c’est triste. Mais contrairement aux apparences le rendez-vous est loin d’être manqué, car après tant d’errances Fleabag est enfin prête à aller de l’avant. Lavée de son dégoût d’elle même, elle nous demande en silence de ne plus la suivre et parce qu’il le faut, nous la laissons partir.
Partir oui, mais jamais très loin car deux saisons auront suffit pour que Fleabag soit l’une de ces séries qui même des années après leur terme, continuent de nous coller à la peau.
Une réponse sur « Fleabag? It’ll (not) pass ! »
Bravo à mme serieys pour ce très bel article qui m’a mis les larmes aux yeux. Je n’ai pourtant jamais vu ce film mais c’est tout comme ! J’attends impatiemment votre prochain article (qui pourrait porter sur les Mousquetaires par exemple ? J’ai adoré).
Merci et bonne journée