Quelque chose d’étrange s’est produit il y a deux semaines sous les célèbres pyramides du Louvre. Le silence qui règne habituellement une fois les portes du musée fermées fut brisé. La folie a triomphé le temps d’une soirée.
Elle fut jouée, dansée, chantée, à l’occasion de la clôture de l’exposition Figures du fou.
En l’espace de quelques heures, le public pouvait assister à une performance de (LA)HORDE, un des ballets les plus en vogue, un show du cabaret de la troupe montmartroise Madame Arthur avec François Chaignaud dans les fondations médiévales du musée, et enfin, clou du spectacle un concert de Zaho de Sagazan sous la pyramide.
Exit donc la sagesse. Subversion et déraison se sont conjuguées et mêlées aux œuvres du plus grand musée du monde. Tendre soit la folie de celui qui y cède. De l’artiste fou, au bord de l’abîme. A son spectateur, qui doit se préparer à explorer ses propres névroses.
La folie dans tous ses états
Le chaos, l’ivresse, l’égarement, tant de mots pour un même vertige aux reflets infinis : la folie.
Figure insaisissable, elle hante l’art, muse inépuisable qui traverse les âges, imprégnant l’imaginaire collectif depuis le Moyen Âge.
Son visage se dévoile au coeur de l’exposition Figures du fou, présentée depuis octobre.
Du bouffon insensé, miroir du monde en désordre, au névrosé apparaissant avec la naissance de la psychiatrie, en passant par la folie d’aimer, celle de Tristan et Iseut, des romans de chevalerie, des tragédies shakespeariennes, passion dévorante, les variations sont infinies, les reflets incandescents.
Dans un voyage à travers le temps, plus de 300 œuvres se déploient : sculptures et objets d’art, médailles et enluminures, dessins et gravures, peintures et tapisseries, fragments d’un même vertige.
Et quoi de plus juste pour conclure que de donner corps au délire ? De laisser éclater les fêlures humaines ?
La folie se vit, se danse, s’exalte. Bruyante et enflammée, elle chante, festoie, se répand comme une onde.
Le visage du fou s’entrelace à celui de l’artiste, aux prises avec ses ombres, frôlant parfois sa propre déraison.
Retour sur deux éclats de cette nuit de fièvre.
La Horde et la folie digitalisée
Tels des avatars de jeux vidéos, les danseurs.ses du Ballet National de Marseille performent au milieu des sculptures des cours Marly et Puget et s’approchent au plus près du public.
Le regard froid, les paupières grandes ouvertes et pris dans un mouvement de balancier perpétuel, leur humanité semble les avoir quittés. Le mouvement est mécanique et porté en slow motion, comme contrôlé par un tiers dont on aimerait bien connaître l’identité.
Ces mêmes personnages baignent dans une marée d’écrans. Ils interprètent des motifs chorégraphiques qui sont diffusés in situ et en livestream et explorent “en miroir” la digitalisation des corps à l’heure des multivers.

Tout est ici excès. Le nombre d’écrans qu’ils peuvent tenir dans une main, le caractère intrusif des téléphones qui les filment dans ce qu’il peut y avoir de plus intime, l’hypersexualisation des corps, mettant volontairement le spectateur dans une position inconfortable.
On pénètre dans une réalité dérangeante qui est pourtant la nôtre: on se filme presque quotidiennement, on se met en scène sur Tik Tok ou Instagram, et sommes habitués à voir ces personnes/ personnages sur nos téléphones.
Et leur beauté, cette beauté froide, figée qui fascine autant qu’elle angoisse. Les cheveux parfaitement attachés ou plaqués, les traits du visage saillants, et la peau qui brille sous la lumière artificielle. Nous pourrions croire à une armée de statues de cire qui s’anime près de celles de marbre. Curieux mélange des matières.
Je ne peux non plus oublier ces sourires bien trop grands, trop crispés, pour qu’ils puissent être innocents. De ceux qui peuplent les cauchemars et autres mauvais rêves. Les tableaux s’enchaînent aux quatre coins de la cours, et ce, pendant plus de 2 heures. On ne peut que noter la prouesse des danseurs.ses qui parviennent à tenir leurs personnages en continu sur une aussi longue performance.
Zaho de Sagazan: névroses et autre folie amoureuse
Un petit vaisseau s’est posé juste en-dessous de la pyramide. Celle qui rafle tous les zéniths en seulement quelques minutes se tenait là, avec ses synthés et ses musiciens, reflétée dans la mythique architecture de verre et de métal.
Quelle belle façon de commencer l’année.
La Fontaine de sang a raisonné en premier. Les notes froides et teintées de mystère de la chanson ont donné le ton. S’en sont suivies les principaux titres de son album La symphonie des éclairs réédité en 2024 : Les dormantes, Ô travers, Aspiration ou encore Ne te regarde pas.
Le vin de ses vaisseaux
La Fontaine de sang , 2023
Au rythme de son cœur
Coule et donne à boire
À des bouches au hasard

Les compositions de Zaho de Sagazan, c’est du bizarre mettant la raison en sommeil, et de l’amour (beaucoup) qui vient côtoyer la folie.
De ces amours réels ou inventés, ces désirs, fantasmes et autres hommes qui peuplent ses méandres.
Et les addictions, celle de la cigarette entre autres, qui la rongent et qui sont appuyées par ces boucles de mots, et électroniques venant saturer nos esprits. Le tout avec un jeu de tonalité, de respirations qui sont modulées, amplifiées, fréquencées et témoignent du goût de Zaho pour une veine sombre et romantique de la folie. Sa voix androgyne des plus troublantes et sa diction ciselée renforcent cette tendance. Elle fait aussi partie de ces artistes qui se servent de grands auteurs du passé comme Baudelaire pour insuffler un vent de folie à ses chansons.
Au-delà de ses inspirations, la puissance de sa musique tient pour moi en son pouvoir synesthésique. Les notes et paroles viennent apporter d’autres sensations mettant le corps dans tous ses états, la transe qu’elle recherche tant n’étant jamais trop loin.
Un goût saturé, métallique apparaît au rythme des sons produits par les synthés et à la vue de toutes ces machines électroniques.
Et puis le rouge, ce rouge vif qui pulse et se dessine. La couleur de l’amour, de l’interdit, de l’alerte qui arrive bien trop tard, et de ce sang qui coule inexorablement. “Les émotions sont des couleurs” chante-t-elle dans Tristesse, ses compositions le sont aussi.
Nos sens sont tordus, il ne reste donc plus qu’une chose à faire: être fou et danser.
Il y a bien quelque chose de très brut et généreux dans les performances de Zaho. Pourquoi être seule à être fêlée quand des centaines de personnes peuvent l’être avec elle ? La folie, ça se partage. Et devient moyen d’accomplissement. Sa présence scénique envoûtante et la poésie de ses gestes tissent un lien intime avec le public, invité à chavirer dans son univers. Dans un cadre des plus somptueux.
Mais Zaho de Sagazan, c’est aussi beaucoup de douceur, et quelques petites trêves dans ces instants de folie. Seule à son piano, chantant Dis-moi que tu m’aimes, sous une pluie de flash de téléphone constellant la pyramide, on perd pied le temps de deux ou trois petites minutes. La parenthèse onirique est courte mais terriblement belle. Sa force, c’est bel et bien de parler de sujets universels tout en faisant advenir une réalité fantasmagorique, où le clair-obscur transcende la scène et le coeur de son public.