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Collectionneuses de rêves : portraits de photographes surréalistes

« Pourquoi n’accorderais-je pas au rêve ce que je refuse parfois à la réalité, soit cette valeur de certitude en elle-même, qui, dans son temps, n’est point exposée à mon désaveu? » André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
Rêve, réel et surréalisme sont intimement liés, les uns étant la matière de l’autre. Dans cette équation, vient la photographie, par essence surréaliste. Et, dans la foule des artistes surréalistes, il y a des photographes, et des femmes. Parlons d’elles, de réel, de rêves.

Je cherche collectionneur de rêves pour échange….

Joyce Mansour

1924, André Breton publie le Manifeste du surréalisme : on célèbre donc cette année un siècle de surréalisme.
Rien n’est, en mon sens, plus surréaliste que la photographie. S’il faut rendre hommage au surréalisme, parlons alors photographie.
Je pourrais m’épancher des heures sur le sujet (et je l’ai déjà fait ici en avril avec Donne moi quelque chose qui ne meure pas). Laissons donc aux mots d’Édouard Jaguer le soin de résumer la chose :

La découverte de la photographie constitue en elle-même un évènement surréaliste, en ceci qu’elle réalise un rêve ancien de l’humanité (en même temps qu’elle le prolonge à l’infini) : arrêter la marche du temps, apparemment à notre guise, par la fixation d’une image fugitive.

Édouard Jaguer, Les mystères de la chambre noire, 1982

La photographie, ce rêve ancien de l’humanité réalisé, est un spectre, j’entends par là un réel transformé ; le surréalisme aussi. Il est avant tout l’idée d’une réalité autre, transformée, dépassant la nôtre : une surréalité.

Cette notion de surréalité, immédiatement liée à celle du rêve, arrive avant André Breton et le Manifeste du surréalisme. Quelques mois avant sa publication, en juin 1924, Louis Aragon sort en effet un court texte, « Une vague de rêves », où il aborde déjà le concept du surréalisme et la place qu’y occupent le sommeil et le songe. De ceux qui précèdent le mouvement dans cette volonté de dépasser la réalité, « Saint-Pol Roux, Raymond Roussel, Philippe Daudet, Germaine Berton, Saint-John Perse, Pablo Picasso, Georges De Chirico, Pierre Reverdy, Jacques Vaché, Léon-Paul Fargue, Sigmund Freud » il dit : « vous êtes les Présidents de la République du rêve« .

Voici donc d’autres Présidentes de cette belle et terrible République : Grete Stern, Lee Miller, Dora Maar, Marcel Moore et Claude Cahun.

Grete Stern, les rêves des autres

Grete Stern, Articulos eléctricos para el hogar [Articles électriques pour la maison], vers 1949
épreuve gélatino-argentique, 26 x 23 cm. Collection particulière, © Grete Stern

Grete Sterne (1904-1999) est née en Rhénanie. En 1927, elle commence à étudier la photographie, sous la direction de Walter Peterhans, affilié notamment au Bauhaus. Un an plus tard, le photographe prend une deuxième élève, Ellen Auerbach, qui deviendra une grande amie de Sterne. En 1929, les deux femmes fondent un studio de dessin et de photo, Ringl + Pit (inspiré par leurs surnoms d’enfance respectifs). De 1930 à 1933, Grete Stern entre au Bauhaus, suivant Peterhans. En 1934, Sterne déménage à Londres, où elle ouvre un nouveau studio, rapidement rejointe par Auerbach. Au Bauhaus, Sterne rencontre un autre élève de Peterhans, Horacio Coppola, qu’elle épouse en 1935. Ils partent pour l’Argentine, où elle passera le reste de sa vie. À Buenos Aires, elle fonde un studio, divorce en 1943. Elle enseignera la photographie à son tour, de 1959 à 1960. En 1972, elle entreprend un long voyage en Europe, retrouve l’Allemagne pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir d’Hitler, en 1933. Elle arrête la photographie en 1985, sa vue baissant. Elle décède à Buenos Aires en 1999.

Le surréalisme de sa photographie s’exprime particulièrement entre 1948 et 1952, lorsqu’elle participe aux pages de la revue argentine Idilio. Chaque semaine, elle réalise des photomontages pour illustrer une rubrique d’analyse psychanalytique des rêves.

Grete Stern, Dream 44, 1948, épreuve gélatino-argentique, 30 x 24 cm
Collection particulière, © Grete Stern

Si le photomontage est chose plutôt banale à l’heure de Photoshop et de la retouche numérique, il faut se rendre compte qu’il y a 80 ans, obtenir de telles images nécessite tirages, découpages et collages. C’est là tout le génie de Stern, et des surréalistes de manière générale : on ne voit presque rien de cela. Il semble que cette lampe soit immense, que cette cage puisse réellement emprisonner un être humain. L’échelle réelle est bouleversée ; surréaliste.

Un autre élément passionnant, et central, de ces photomontages est leur lien avec le monde des rêves. En psychanalyse comme en surréalisme, le rêve et l’inconscient occupent une place importante. C’est avec ces derniers que Stern compose, ils sont la matière de ses images. Les photomontages des rêves par Stern ont ceci d’intéressant qu’aussi surréalistes semblent-ils être, ils sont associés dans la revue à une psychanalyse, une interprétation de ces rêves envoyés par les lectrices, ce qui est anti-surréaliste. Ses images ne sont cependant pas en elles-mêmes une interprétation, mais une simple représentation. Il me semble impossible de les détacher du surréalisme : avec ces photographies, Grete Stern concilie rêve et réalité. Elle fait du photomontage, ce qui est par essence surréaliste en ce qu’il prend des morceaux de réel pour en créer une nouvelle. Des rêves, elle fait une réalité nouvelle. Elle les rend tangibles.

Pourquoi n’accorderais-je pas au rêve ce que je refuse parfois à la réalité, soit cette valeur de certitude en elle-même, qui, dans son temps, n’est point exposée à mon désaveu?

André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924

Lee Miller, passé-présent

 Lee Miller, Floating Head Mary Taylor, New York Studio, 1933
épreuve gélatino-argentique, 30 x 40 cm, © Lee Miller Archives

Elizabeth Miller, ou Lee, née en 1907 dans l’état de New York, entre en photographie grâce à son père. Lorsqu’elle s’installe à Paris en 1929, elle devient l’assistante de Man Ray, pour qui elle posera à de très nombreuses reprises (et beaucoup, d’ailleurs, ne savent la détacher de ce rôle de modèle, elle qui, pourtant, affirmait préférer prendre une photographie qu’en être une). Elle participe aux expérimentations du photographe : solarisation, décadrages, découpages, rayogrammes. Elle se forme ainsi à la photographie expérimentale, surréaliste, elle qui fait partie intégrante des avant-gardes . Elle participe avec lui, en 1931, à Électricité, considéré comme un des ouvrages fondamentaux du surréalisme. Elle quitte Paris en 1932 et fonde un studio à New York, où est notamment réalisée la photographie ci-dessus : la tête flottante de Mary Taylor. Rêve ou cauchemar ?

Elle vivra ensuite au Caire, avant de revenir à Paris. L’Égypte, terre de mythes et de grandeur, de laquelle elle tirera des images étranges, comme celle-ci.

Le surréalisme de Lee Miller ne durera pas toute une vie. Elle se fait, avec la Seconde Guerre Mondiale, reporter de guerre. Sans doute connaissez-vous la baignoire du dictateur, photographie saisissante d’horreur où elle pose dans la baignoire d’Hitler, le jour du suicide de ce dernier, ses bottes pleines de la boue des camps sur le jeté de bain. Mais, il reste une dimension surréaliste à cette image : elle raconte un cauchemar pourtant réel, une réalité insoutenable qu’il est impossible de voir comme telle. Une réalité surréaliste, celle d’un cauchemar collectif. Rêve et surréalisme, liés même dans l’horreur du tangible.

The personality of the photographer, his approach, is really more important than his technical genius.

Lee Miller

L’oeuvre de Lee Miller est, je crois, indissociable du passé. Elle photographie le présent – la photographie, après tout, ne peut rien faire d’autre puisque ce qu’elle capture existe inévitablement. Mais ce présent est aujourd’hui, et immédiatement après la prise de vue, un passé. La baignoire d’Hitler témoigne d’une époque révolue, ce grillage en Égypte est cassé, mais ce que la photo raconte, c’est qu’il fut un temps où il ne l’était pas. Elle photographie le changeant, des visages, des paysages, des évènements, qui inévitablement passent. Avant-même qu’il soit advenu, ses images appartiennent au passé. C’est toute l’ambiguïté de la photographie : elle fige le réel, mais l’inscrit aussitôt dans le passé. Il n’est alors plus qu’un rêve, ou un cauchemar.

Le passé lui-même, avec l’accélération continue du changement historique, est devenu le plus surréaliste des objets. Dès le début, non seulement les photographes s’étaient assigné la tâche de garder les traces d’un monde en train de disparaître, mais ils y étaient employés par ceux-là mêmes qui précipitaient cette disparition.

Susan Sontag, Sur la photographie, 1973
Lee Miller, Portrait of Space, Nr Siwa, Egypt, 1937, épreuve gélatino-argentique
© Lee Miller Archives

Dora Maar, mauvais rêve

Dora Maar, Sans titre [Main-coquillage], vers 1934
Négatif gélatino-argentique sur support souple, 23,4 x 17,5 cm,
© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou,
MNAM-CCI© ADAGP, Paris
Dora Maar, Cavalier, vers 1936,
© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian, © ADAGP, Paris

Dora Maar est connue pour être la Femme qui pleure de Picasso. Elle est pourtant bien plus que cette terrible relation, qui a bien manqué d’effacer son oeuvre (on connaît bien l’horrible homme qui se cache derrière les oeuvres et ne supportait que très mal la réussite de ses compagnes). Elle abandonnera la photographie pour la peinture à cause de sa relation avec lui, et sa vie sera une suite de dépressions et de réclusions, jusqu’à une triste et solitaire fin, une mort anonyme. On pourrait rejeter la faute sur l’artiste, mais sa photographie témoigne d’une personnalité déjà sombre, visiblement préoccupée. Il va cependant sans dire qu’il n’a en rien aidé à cela (vous connaissez sans doute l’histoire derrière le tableau – elle pleure à cause de lui).


Henriette Théodora Markovitch, née en 1907 à Paris, d’une mère française et d’un père croate, grandit en Argentine. Lorsque sa famille revient, en 1925, s’installer dans la capitale française, elle entre à l’École de photographie. Elle fréquente les milieux d’avant-garde, notamment le cercle surréaliste. À partir des années 30, elle entre définitivement dans le mouvement, dont elle est, selon moi, une des plus grandes artistes.

Dora Maar, Portrait d’Ubu, 1936
© Adagp, Paris
Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. GrandPalaisRmn

L’art de Dora Maar est fait d’un imaginaire qui perturbe. Ce qu’elle représente est toujours un réel détourné, et sa photographie ne saurait se détacher d’un certain glauque. Le Portrait d’Ubu, qui fascinera, et terrifiera, les surréalistes, est un tatou et presque en rien le personnage de Jarry. L’érotisme de cette main sortant d’un coquillage associe animal et sexuel ; ces yeux, sortis de leurs orbites, liquide qui les accompagne (des larmes?), ont beau être explicitement faux, sont rebutants ; le jeu d’échec inquiète.

Dora Maar, Les yeux, vers 1932-1935, négatif gélatino-argentique sur support souple
© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI, © ADAGP, Paris

Ce que Dora Maar représente, ce sont de mauvais rêves. Ses images rappellent le sentiment, vague mais désagréable, que l’on a en sortant d’un sommeil agité par ces songes qui ne sont pas vraiment des cauchemars. Elle ne terrifie pas, elle dérange. Quelque chose plane, sans que l’on puisse identifier quoi. Une souffrance ? Des obsessions morbides ? Le surréalisme, disions-nous plus haut, s’inspire des rêves : ceux de Maar étaient vraisemblablement plus proches du cauchemar. Sa photographie semble presque hantée, un spectre rôde.

Dans mes rêves, tu es plus vivant depuis que tu es mort.

Nicole Avril, Moi, Dora Maar, 2002

Claude Cahun et Marcel Moore, questions d’identité

Claude Cahun, Autoportrait (image reflétée dans un miroir, veste à carreaux) et Marcel Moore, 1928
© Le Grand Café Saint-Nazaire, centre d’art contemporain

L’art de Claude Cahun, c’est celui de l’autoportrait. Elle est son principal sujet. Elle : il est difficile de savoir quel pronom utiliser pour l’artiste, qui se déclare dès 1930 de genre neutre. Iel n’existait pas encore, et elle se qualifiait d’elle : nous ferons donc de même.
Claude Cahun est née Lucy Schwob en 1894, à Nantes. Elle n’est pas seulement photographe, mais écrivaine, poète et artiste plasticienne. Elle étudie à Nantes, notamment aux Beaux-Arts de 1915 à 1918, avant de s’installer à Paris en 1922 avec Marcel Moore (née Suzanne Malherbe en 1892, à Nantes également). Amie d’enfance et de toujours, elle est surtout le grand amour de sa vie. Les deux femmes sont indissociables, leurs vies se sont passées ensemble, de Nantes à Paris, de Paris à Jersey, où elles s’installent en 1938.
Dans les années 30, elles adhèrent à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires. Elles fréquentent alors les surréalistes. Comme Dora Maar, Cahun rejoint André Breton et Georges Bataille dans Contre Attaque, en 1935. Cahun illustrera notamment La dame de pique, de Lise Deharme, écrivaine surréaliste, d’une vingtaine de photographies.

Claude comme Marcel sont des prénoms mixte. Sans doute était-il plus simple, pour être artiste, de ne pas paraître femme. Ces nouveaux prénoms deviennent une deuxième identité, Moore et Cahun portent un double masque, mènent une double vie. Claude se rase la tête, le genre est effacé.

Allons, Poète ! Ne me regardez pas ainsi : je ne suis pas aussi vicieuse que j’essaye de le paraître. C’est un mauvais genre que je me donne, voilà tout.

Claude Cahun

C’est donc un jeu d’identité qui s’engage. Les images jouent sur le déguisement, les deux artistes créent des personnages qui se jouent du genre et du temps – c’est là tout leur génie que ce temps effacé, ce double-jeu théâtral. Pierrot ou Colombine, on ne sait plus tellement à qui l’on a affaire. Claude Cahun et Marcel Moore collaborent souvent, Moore étant également photographe. Il faut noter que leurs oeuvres, et celles de Moore, sont généralement signées Cahun, et qu’il est ainsi difficile de savoir qui a fait quoi ; la frontière entre l’une et l’autre est brouillée, elles ne sont peut-être qu’une seule et même entité : là encore, on ne sait plus à qui l’on a affaire.

Claude Cahun et Marcel Moore, Untitled [Self-Portrait], ca. 1928
Fractional and promised gift of Carla Emil and Rich Silverstein © Estate of Claude Cahun
Claude Cahun et Marcel Moore, Untitled, ca. 1929 
Collection SFMOMA, Gift of Robert Shapazian © Estate of Claude Cahun

Le rêve, chez Cahun et Moore, est profondément lié à cette question d’identité et à l’existence. Le grand rêve de leur vie, c’est la liberté. Elles se battront contre le nazisme (au point où Cahun est condamnée, puisque juive et résistante, à la peine de mort en 44 et y échappe de justesse), elles se battront pour leur amour, elles se battront pour être qui elles souhaitent être. Tout ce qui importe, finalement, c’est d’être libre. L’identité trouble, beaucoup s’avanceront à vous dire que cela n’est qu’une chimère. C’est, je crois, un rêve que l’on peut rendre tangible. Moore et Cahun l’ont fait. Cela transpire de leurs images. L’identité, l’existence sont pour elles comme un jeu pour lequel elles créent des personnages. La réalité passera après le rêve, après l’illusion et le fantasque.

Qui sommes-nous ? Qui sont-elles ? Où se situe la limite entre le rêve et le réel ? Peut-être que cela importe peu, après tout.

Claude Cahun, Selfportrait, 1925
Donation Kunstring Folkwang 1998 © Musée de Jersey, Louise Downie, Jersey JE2 NF

La notion de rêve accompagne le surréalisme : l’idée du mouvement est de s’approcher d’une réalité qui dépasse le tangible. Tangible, un rêve, par essence, ne l’est pas. Il appartient à une dimension du réel qui dépasse le monde. La photographie aussi, et c’est en cela qu’elle est surréaliste. Elle dépasse un réel dont elle ne peut pour autant se détacher. Elle dépasse le temps, fige un instant qui n’existe qu’au moment où l’on appuie sur le déclencheur, qui disparaît aussitôt. Elle permet également de créer des choses qui n’ont jamais existé, comme la main-coquillage de Dora Maar ou la femme-lampe de Grete Stern. Photographie et surréalisme jouent à réconcilier le songe et le tangible : ces femmes ont mené la partie avec brio.

Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut dire ainsi.

André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924