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Monde Contemporain

« Entre les murs » de François Bégaudeau

Sujet d’actualité par essence, l’enseignement n’attend pas les élections présidentielles pour être au cœur des débats. En effet, le quotidien d’un professeur du secondaire regorge d’intérêt et c’est à ce titre que François Bégaudeau publie ce huis-clos scolaire, baptisé « Entre les murs ». Ce nom renvoie pour certains au sanctuaire que doit être l’école, et pour d’autres à la prison qu’elle constitue. Retour sur ce livre, dont le cinéaste Laurent Cantet a signé l’adaptation ayant reçu la palme d’or de Cannes 2008.

Le quotidien ordinaire d’un professeur de collège

Dans Entre les murs, nous suivons le quotidien d’une professeur de français, appelé François Marin dans l’adaptation. Adepte des romans courts, François Bégaudeau produit des phrases économiques et pragmatiques dans un rythme valsant et saccadé qui nous suivra tout le livre. A la première personne, sans trop révéler l’identité du narrateur et à l’image d’un personnage de jeux vidéos muet, il permet aux lecteurs de bien vite s’identifier à lui, à ses réactions et ses pensées.

Le roman commence, très simplement, sur la rentrée scolaire de septembre pour se terminer sur une scène ludique et sportive que l’on connaît dans les collèges à l’approche des grandes vacances. Dès lors, on se demande si ce livre n’est pas destiné aux enseignants. Toutefois, ceux qui ne font pas partie de la profession peuvent tout à fait s’y retrouver : la narration est efficace, ne donnant jamais trop de détails, juste ce qu’il faut pour que l’on puisse superposer nos propres représentations du collège, des élèves, des collègues et s’immerger.

Entre des lectures du journal d’Anne Franck et des exercices d’expression écrite, Bégaudeau reste fidèle à son style en nous livrant un récit très autobiographique. Il pourrait être reproché au roman la possibilité qu’il offre de rester spectateur neutre devant des passages parfois touchants, à l’exemple d’un élève qui passe en conseil de discipline. Le film a le mérite de relier davantage certaines scènes pour créer des mini-arcs narratifs, sans forcément les conclure, abaissant le nombre de péripéties et de personnage. Il se termine sur l’exclusion d’un élève pour violence, et présente donc une fin bien plus amère et poignante que celle du livre, dans lequel ce thème est peu présent, saupoudré au travers de trois scènes anecdotiques racontées de manière banale et répétitive.

Plongée dans l’intimité d’un personnel éducatif marqué par la solitude

Si en refermant le roman plane dans l’air une sorte de vacuité que l’on ne peut combler, c’est pour faire ressentir ce qui peut souvent être le quotidien d’un professeur : la solitude. A ce titre, l’adaptation de Bertrand Cantet reflète assez bien ce sentiment avec ses silences, ses plans souvent rapprochés et qui passent d’un interlocuteur à un autre. Il retranscrit également l’ambiance fragmentaire du livre que François Bégaudeau a construite pour mieux mettre en exergue la répétition du quotidien. L’écriture comme la réalisation ressemblent à celles d’un documentaire tant l’intimité des professeurs y est exposée, à l’image de la scène où l’un d’entre eux déboule fou de rage dans la salle de pause, scène reprise à l’identique dans le film :

J’en ai marre de ces guignols, j’peux plus les voir, j’veux plus les voir. Ils m’ont fait un souk j’en peux plus, j’peux pas les supporter, j’peux plus, j’peux plus, ça sait rien du tout et ça te regarde comme si t’étais une chaise dès qu’tu veux leur apprendre quelque chose, mais qu’ils y restent dans leur merde, qu’ils y restent, moi j’irai pas les rechercher, j’ai fait c’que j’avais à faire, j’ai essayé de les tirer mais ils veulent pas, c’est tout, y’a rien à faire, putain j’peux plus les voir, j’vais en assommer un c’est sûr, ils sont mais d’une bassesse, d’une mauvaise foi, toujours à chercher l’embrouille là, mais allez-y les gars, allez-y restez bien dans votre quartier pourri, toute la vie vous allez y rester et ça sera bien fait, mais c’est qu’en plus ils sont contents ces connards, ils sont contents d’y rester ces bouffons […]

page 213

Si le fil rouge que l’on devine le long du livre est une année scolaire entière (les quatre chapitres sont intitulés selon le nombre de semaines précédant les vacances scolaires), on ne sait pas si les évènements évoqués sont linéaires tant la narration semble tenir des réminiscences plus que du récit. Enfin, l’impression de quotidien répétitif est garantie par la volonté assumée de l’auteur d’itérer certaines expressions. « J’avais mal dormi » revient une bonne quinzaine de fois, « nous avons voté l’exclusion définitive » claque dans l’air à trois reprises, et le principal du collège rappelle à qui veut l’entendre qu’il s’agit de « donner des sanctions pédagogiques ». Ces bouts de phrase font penser aux complaintes des collègues qui reviennent au fur et à mesure que les noms des élèves se succèdent aux conseils de classe…. :

-Je lui mets ensemble moyen ?

-Ouais

-Ok. Youssouf ?

-Oh là là, çui-là

-Toi il est comment chez toi ?

-Ça va

-Et toi ?

-Limite […]

-Ok très bien, élève dissipé, doit changer son comportement. On passe à Aghilès.

-Oh là là çui-là

page 205

Cela peut rappeler des souvenirs de conseils de classe en tant que délégué pour certains. En bref, le livre comme le film se veulent être une représentation réelle de professeurs n’affichant pas une vision idéalisée de leur environnement de travail, le personnage central ne prétendant pas que tout est parfait, qu’il ne commet jamais d’erreurs ou détient la meilleure méthode pédagogique. Il est intéressant de voir aussi les failles du professeur pour en faire ressortir son humanité : lui qui est constamment montré comme une figure d’autorité inflexible, cela renforce encore davantage le réalisme de l’ensemble. On sent que le narrateur a très vite quitté la théorie pour gérer au cas par cas toutes les situations qu’il est amené à affronter.

L’école, temple de la République ou fossoyeuse des précarisés

François Bégaudeau, à l’origine écrivain de fiction, s’est également fait connaître plus récemment par des prises de position politiques et personnelles très tranchées, comme nous en parlions il y a quelque temps sur le Tote Bag. Concernant l’école, l’ancien professeur estime que « puisque l’école fabrique structurellement des inégalités, il faut supprimer la structure ». Une opinion pour le moins audacieuse que François Bégaudeau estime être au moins au même niveau que le constat du creusement des inégalités années après années, lui qui rappelle que ces problématiques ont été démontrées au moins depuis les travaux du sociologue Pierre Bourdieu. Pour lui, l’école n’est pas là pour contrer les inégalités mais pour les légitimer dans un rapport dominants/dominés. A la question de savoir par quoi l’école pourrait être remplacée et prenant l’exemple des libéralisations d’écoles en Suède plombant le classement Pisa du pays, il répond que la priorité est surtout de « retirer la machine de l’école » qui fait beaucoup de mal, surtout aux pauvres qui s’ennuient, ennuient les professeurs, les parents et les politiques.

L’auteur estime que l’envie d’apprendre naît du désir, et lorsque les enfants sont contraints d’assister aux cours, il est déraisonnable de s’attendre à ce qu’ils s’y impliquent. Pour lui, qui avoue s’être ennuyé lorsqu’il était étudiant, l’école est essentiellement un système de sélection et de jugement, plutôt qu’un lieu de développement intellectuel et personnel. D’ailleurs, l’adaptation insiste sur de nombreuses scènes où son personnage cherche à susciter la réflexion sur des sujets tels que la démocratie et la communication interpersonnelle, montrant ainsi comment dialoguer avec des enfants dont la langue évolue extrêmement rapidement.

Mathieu SALAMI