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Culture & Arts

Luisa Casati, statue de chair et d’os

Luisa Casati, Man Ray, 1922
© Man Ray Trust / Adagp, Paris
Centre Pompidou

Dans La difficulté d’être, Jean Cocteau fait le portrait de Luisa Casati, qu’il amorce ainsi – et cet article ne saurait avoir meilleure introduction :
« Que ces lignes lui soient un hommage. Je devine qu’où elle se trouve, elle porte enfoncé entre les épaules, le couteau de l’impératrice Elisabeth. »

Ce couteau de l’impératrice Elisabeth, c’est le « mauvais goût violent de ces femmes qui sont des actrices sans théâtre, des tragédiennes sans tragédie, et que leur physique prédispose à l’extravagance. »
Le théâtre de Luisa Casati, c’est l’Europe du tournant de siècle et des années folles, Venise, Paris, Rome. Elle en fait un monde occulte, d’ombres extravagantes et de folies compulsives où elle peut interpréter le personnage fantomatique qu’elle s’est inventé.
« Sa vie appartient au monde de l’ombre obscure des mythes » (Luca Scarlini, Memorie di un’opera d’arte).

Luisa Casati appartient à cette caste d’artistes absurdes qui n’ont laissé que leur vie pour oeuvre, qui l’ont passée à jouer un personnage, à détourner la réalité. Cette caste fascinante qui n’a vécu que pour la beauté, beauté qui, comme l’a si bien dit un autre de ses membres, Jacques de Bascher, justifie toujours la chute.

Je souhaite ici vous raconter l’histoire de Luisa Casati, marquise italienne qui eut le génie de se transformer en personnage et d’ainsi se condamner à être pour toujours une légende, un flamboyant fantôme. J’espère vous transmettre l’immense fascination qu’elle exerce sur moi.

Enfance

La Casati naît Luisa Adele Rosa Maria van Amann le 23 janvier 1881 à Milan. Orpheline à 15 ans, elle se retrouve avec sa soeur à la tête d’une des plus grandes fortunes d’Europe. Elle épouse en 1900 le marquis Casati, avec qui elle aura une fille et ne vivra jamais. Ils divorcent en 1914 et elle ne se remariera jamais. Son personnage n’aurait pu exister sans cette fortune et cette liberté.

Enfant discrète et timide, elle se fascine pour des personnages comme l’impératrice Sissi et son cousin Ludwig II de Bavière, Sarah Bernhardt et surtout, celle que l’on appelle la Vénus du Père-Lachaise, la princesse Cristina Trivulzio di Belgiojoso (sa fille porte le prénom de cette dernière). Tous appartiennent à cette caste qui vit pour le tragique et la beauté, que la timide enfant va bientôt rejoindre.

Masque fantomatique

Je laisse à nouveau la parole à Cocteau, qui donne une description parfaite de la marquise :

Luisa Casati était jadis brune. Grande, osseuse, sa démarche, ses gros yeux et ses dents de cheval de course, sa nature timide ne correspondaient pas au type conventionnel de beautés italiennes de l’époque. Elle étonnait, elle ne plaisait pas.

Un jour, elle décida de pousser son type à l’extrême. Il ne s’agissait plus de plaire, de déplaire ni d’étonner. Il s’agissait de stupéfier. Elle sortit de son cabinet de toilette comme d’une loge d’actrice. Elle était rousse. Les mèches se hérissaient et se tordaient autour d’une tête de Gorgone si peinte, que ses yeux, que sa bouche à forte denture, barbouillés de noir et de rouge, détournaient instantanément le regard des hommes des autres bouches et des autres yeux. Et comme ils étaient beaux, les hommes s’en apercevaient. Ils ne disaient plus : « Elle est quelconque. » Ils se disaient : « Quel dommage qu’une femme si belle se barbouille de cette façon-là. »[…] 

Jean Cocteau, La difficulté d’être, 1947

Son maquillage, masque essentiel à la création de son personnage, est poussé à l’extrême, et toujours le même : peau blanche, yeux noirs, lèvres rouges. Elle ira même jusqu’à mettre des gouttes dans ses yeux pour dilater ses pupilles et avoir l’air fou.
La Casati ne cherche pas à être belle, elle cherche à être marquante. Ce personnage qu’elle joue n’est pas une femme fatale, mais un étrange et perturbant fantôme.

Giovanni Boldini, La marchesa Luisa Casati con penne di pavone, 1914

Luisa Casati veut devenir une oeuvre d’art, une sculpture d’os et de chair. Elle fera tout pour cela, transformant la jeune fille discrète en cette silhouette fantomatique qui n’a pas vocation à être belle mais à choquer. Elle est trop, trop extravagante, trop étrange, trop maquillée, trop apprêtée, trop excentrique. Cependant, une fois les rideaux fermés, les artifices ôtés et le masque tombé, elle redevient timide, peu sûre d’elle : la Casati n’est que le personnage que joue la petite Luisa, qui veut devenir inoubliable et y parviendra.

Rome veut bien une messe – noire

J’emprunte ce titre à Luca Scarlini, Roma vale sempre una messa – nera.
Luisa Casati est passionnée de sciences occultes : Rome les lui enseignera mieux que personne. Elle y fréquente cartomanciennes, voyantes, et autres prêtresses des forces surnaturelles. Toute sa vie, elle accumule des ouvrages sur la magie. Même dans la misère des dernières années de sa vie (car, nous le verrons, l’histoire n’aurait pas été complète si elle avait bien fini), elle continue à interroger les esprits. Ils l’ont toujours mieux comprise que les vivants, après tout.

Luisa Casati porte, disait Cocteau, le couteau de l’impératrice Elisabeth : ce couteau est morbide. La Casati, comme Sissi, était fascinée, jusqu’à l’obsession, par la mort et tout ce qui y touchait.
Elle s’intéresse également à la Bible, elle dira avoir pu y trouver tout ce qui est nécessaire à créer du surnaturel en imaginaire.

Lorsqu’elle quitte Rome, son personnage a pris forme dans son esprit, le fantôme est né : il lui faut maintenant lui donner chair, et cela, c’est Venise qui le permettra.

Les nuits vénitiennes

Giovanni Boldini, La marchesa Casati con un levriero, 1908
© Domaine public

Après Rome, Luisa Casati emménage à Venise. La cité des doges sera le théâtre idéal de son personnage fantomatique.

Elle y achète en 1910 le palais Venier dei Leoni, sur le grand Canal, aujourd’hui le Peggy Guggenheim Collection, plus grand musée d’art européen et américain en Italie (il n’y reste rien du décor hanté des heures Casati, il est bien triste à mon avis de voir ces murs désormais complètement blancs, loin, très loin, du faste du palais magique et hanté de son occupante précédente).

Elle se déplace dans une gondole qu’elle a fait peindre en blanc : il est pourtant interdit, à Venise, que les gondoles soient d’une autre couleur que noires.

Nul endroit sur Terre n’est plus adapté que Venise à ce qu’elle laisse éclater son tragique.
La Sérénissime, comme elle n’oubliera jamais Casanova courant sur ses toits pour s’échapper, se souviendra toujours de Luisa Casati, promenant sur la place Saint-Marc son guépard au bout d’une laisse de diamants. De nuit, évidemment.

Elle y organise d’extravagants bals masqués : là encore, elle prouve qu’elle est actrice, elle monte son théâtre et invite le monde à y jouer.
Un soir, elle investit la place Saint-Marc pour une soirée, à laquelle elle arrive sur une gondole recouverte d’orchidées, entièrement vêtue d’or.
Sa vie vénitienne se joue la nuit. Comme un oiseau nocturne, comme un fantôme, elle fuit le jour, lui préfère la pénombre : et il faut bien dire que la nuit sied mieux aux ruelles tortueuses de Venise que le jour.

Paris

Luisa Casati lors d’un bal masqué, 1922
© Domaine public / Photographe inconnu

Près de Paris, Luisa Casati acquière le Palais Rose, réplique du grand Trianon de Versailles.

Elle continue à organiser des soirées somptueuses et très coûteuses. Le champagne coule à flots, les chandeliers brillent, les buffets débordent, et le tout Paris court ces fêtes. Dans ce faux Trianon, elle fait revivre le faste de Versailles.

On ne va pas, cela va de soi, chez la Casati dans une tenue banale. Les invités rivalisent d’inventivité pour impressionner la maîtresse des lieux : par exemple, lors d’un bal de 1927, la duchesse de Gonzague arrive en Marie-Antoinette, une autre dans un sarcophage porté par quatre hommes en esclaves égyptiens.
Luisa Casati, quant à elle, promène ses deux guépards parmi les invités.

Pour rester à Paris, elle s’installe au Ritz : comme elle promenait un guépard sur la place Saint-Marc, on raconte qu’elle promène sur la place Vendôme un crocodile.

Adolf de Meyer, Perles, 1912
© Archives Adolf de Meyer

Muse et mécène

Giovanni Boldini, Man Ray, Romaine Brooks, Adolf de Meyer, Cecil Beaton, Umberto Boccioni, Giacomo Balla, parmi tant d’autres, futuristes, photographes, couturiers, illustrateurs de mode, font partie de celles et ceux à qui la Casati commande des portraits ou des robes. Elle va devenir mécène, soutenant les artistes de son époque, et muse, ne leur commandant, cela va avec le personnage, que des portraits d’elle-même.

Romaine Brooks, La marquise Casati, 1920
Augustus John, Marchesa Casati, 1919, Art Gallery of Ontario

Chute

Tout ce faste a un prix : malgré son immense fortune, la Casati se ruine et contracte une dette de 25 millions de dollars. Ses créanciers lui courent après et elle assiste à la vente aux enchères de ses biens. C’est très violent, le théâtre s’effondre, et sa vie avec.

Elle part pour Londres, et y passe les vingt dernières années de sa vie dans la misère et la folie. Sombrant dans des délires paranoïaques, elle est persuadée d’être possédée par des forces démoniaques. Elle contacte les fantômes, leur demandant conseil sur son destin : je le disais, ils l’ont toujours mieux comprise, mieux entourée que les vivants.

Venise l’aura vue sous ses diamants, Paris dans son faste versaillais, Londres la connaîtra comme une ombre squelettique, errant à la recherche de ce qui est nécessaire à la survie. Cette fin de vie miséreuse est peu documentée, on n’en sait pas grand chose. Elle ajoute au mythe, elle fait de sa vie une tragédie.

Héritage dans les arts

J’aimerais clore sur un défilé de Galliano pour Dior en 1998, qui s’inspire d’elle. Le dernier défilé du couturier, en cette Fashion week de janvier, rend hommage à la Belle Époque : déjà en 1998 donc, il revisitait la folie extravagante de la Casati pour en faire, selon moi, une de ses plus belles collections. Je laisse la parole aux images :

Alberto Martini, Marchesa Casati, 1912
© Domaine public
John Galliano pour Dior, SS 1998
John Galliano pour Dior, SS 1998

Galliano pour Dior, SS 1998
Voir sa tenue lors du bal masqué de 1922 (plus haut)
John Galliano pour Dior, SS 1998
Voir son portrait par Boldini (plus haut)

Luisa Casati, en faisant de sa vie une oeuvre – elle disait vouloir être une statue vivante – aura marqué son époque, et sera entrée avec brio dans ce groupe si restreint des personnages de légende. Par amour de la beauté et de l’irréel, elle aura fait de sa vie une tragédie, et d’elle-même, un fantôme.
La beauté, disait de Bascher que je citais plus haut, justifie toujours la chute. Et chuter, Luisa Casati l’a fait d’aussi haut qu’elle est montée, en Icare qu’elle était.