Vampire humaniste cherche suicidaire consentant : Petit éloge du contre-nature
Il y a quelques semaines sortait un film au nom particulièrement frappant : Vampire humaniste cherche suicidaire consentant. Ce premier long métrage de la réalisatrice québécoise Ariane Louis-Seize présente les aventures de Sasha, une « jeune » vampire (seulement 68 ans), atteinte d’un trouble terrible – l’empathie – qui l’empêche de se nourrir d’êtres humains.
Une comédie mordante
Le film s’ouvre sur une scène d’anniversaire tout ce qu’il y a de plus conventionnel : une jeune enfant pétillante de bonne humeur reçoit en cadeau un superbe piano numérique et commence à en jouer… Déjà, quelques éléments surprennent, aucun.e ami.e de son âge ne semble avoir été invité.e, et la jeune Sasha joue de son instrument fraîchement découvert avec brio.
Et c’est alors qu’arrive le deuxième cadeau : un clown bigarré du nom de Rico qui danse le merengue quand on appuie sur son nez, et qui fait des tours de magie. Il s’agit donc, on l’aura compris, d’un clown très peu clownesque, dont l’humour repose moins sur des blagues que sur du loufoque. Survient ensuite un plot twist (qu’on pouvait voir venir) : après une petite danse surprenante et un tour de magie raté, Rico est sauvagement assassiné par la famille de Sasha, qui le considérait davantage comme un dessert que comme un divertissement…
Cet événement pour le moins brutal traumatise la jeune Sasha et ses crocs refusent de sortir, un problème particulièrement gênant pour une vampire. S’ensuivent alors des conversations parentales très sérieuses sur le bien-être de la fillette, sur ce « handicap » et sur la façon de le traiter (ou non). A l’image du défunt Rico, Vampire humaniste cherche suicidaire consentant provoque surtout le rire par ses répliques décalées et ses situations loufoques.
C’est Denise, la cousine de Sasha, qui, épuisée par Rico, demande « Quand est-ce qu’on le boit ? Moi j’suis plus capable là, j’ai trop faim ». C’est son père, qui s’exclame « Je forcerai ma fille à tuer personne si elle a pas envie ! » pour couper court à une discussion. C’est sa mère, qui se plaint non pas d’être la seule à faire les courses, mais d’être la seule à chasser pour toute la famille (petite pique bien placée contre les masculinistes qui vantent la capacité des hommes à partir à la chasse ?). Ce sont les poches de sang, qui sont bues comme des compotes.
Un réseau de sous-entendus
Le thème le plus apparent du film, celui qui sous-tend presque toutes les conversations des parents de Sasha, c’est celui du passage à l’âge adulte. Le choix de cette dernière de se replier sur sa passion, le piano, et l’idée d’indépendance que rappelle sans cesse sa mère évoquent explicitement le refus de Sasha de « prendre son envol » en se conformant au modèle de ses parents. En sous-texte, Vampire humaniste… présente ainsi un conflit interne et générationnel aux multiples enjeux.
Pour ce qui est du passage à l’âge adulte, il n’est pas seulement question d’autonomie par rapport au foyer familial mais aussi, de façon beaucoup plus concrète, de changement corporel. Le dégoût immense de Sasha face à la pousse de ses dents suggère la difficile période de la puberté. De ce point de vue, Ariane Louis-Seize s’inscrit dans la lignée des films de body horror, qui mobilisent le fantastique pour évoquer l’adolescence (récemment on peut penser au Règne animal de Thomas Cailley ainsi qu’à Tiger Stripes de Amanda Nell Eu).
Toutefois, la poussée des dents ne fait pas uniquement signe vers la puberté, et on peut aussi voir la contestation de Sasha comme un refus du carnisme. Les végétarien.ne.s ont probablement tous.tes connu cette incompréhension des proches, cet argument de la « nécessité » de la viande voire le mépris des convictions personnelles. On retrouve par petites touches ces propos et motifs dans ce film, non sans humour. Sasha bouquine ainsi un livre « écologiste » au titre évocateur – L’homme, cet animal pensant – tout en buvant une poche de sang. A plusieurs reprises, ses proches la taxent d’ailleurs d’humaniste, de façon explicitement péjorative. L’humain n’est plus l’espèce dominante, le « haut de la chaîne alimentaire », et le décalage sert autant à l’humour qu’à un propos politique.
Mais aujourd’hui, quand on pense « vampire », on ne pense plus vraiment à « mangeur d’humains », mais peut-être plutôt à glamour et sexy. On peut remercier la très célèbre saga Twilight pour ce changement d’image. Précisons néanmoins que l’image du vampire, liée à la bouche, aux morsures et au sang, a presque toujours fait signe vers la sexualité défendue. A première vue, Vampire humaniste cherche suicidaire consentant ne semble pas faire exception à la règle. L’idée de « première fois », pour laquelle il faudrait que Sasha soit prête, revient ainsi à plusieurs reprises.
Lorsque Sasha rencontre Paul, un jeune homme suicidaire, elle l’amène dans sa chambre pour le vider de son sang. On assiste alors à une tendre et touchante parodie de première expérience sexuelle, brillamment jouée par Sara Montpetit (que l’on avait déjà pu voir dans Falcon Lake, de Charlotte Le Bon) et Félix-Antoine Bénard. L’échange qui s’ensuit entre les deux adolescents – si on oublie que Sasha a 68 ans – est rempli de double sens. Paul essaye de mettre à l’aise Sasha, « tu veux que je m’allonge ? », « que je penche ma tête ? », « que j’éteigne la lumière ? »… pour le tuer, ne l’oublions pas. Ce qui importe ici, c’est avant tout l’écoute et le consentement des deux « partenaires ». On observe ici une rupture flagrante avec une autre scène : le meurtre de deux autostoppeurs par Denise, la cousine de Sasha.
Peu avant que Sasha commence à parler avec Paul, Denise ramène deux autostoppeurs chez elles. Aux deux hommes intrigués par les crocs de boucher présent dans la pièce, Denise demande « Aimez-vous ça, vous faire attacher ? ». Lorsque l’un d’eux demande s’il y a un « safeword » (un mot-clef pour arrêter), Denise répond que ce n’est pas nécessaire. Et, très vite, les rires enjoués des deux autostoppeurs se transforment en cris de douleur. C’est ce monde (cette sexualité ?), basé sur la violence et le refus des limites d’autrui, que Sasha refuse, au risque de mourir elle-même.
Un pieu dans le cœur : l’amour désamorcé
Rejeter la brutalité du vampirisme apparaît tout d’abord comme impensable, et, dans un premier temps, Sasha ne fait que profiter d’un système auquel elle refuse de participer. Bien que cela soit peu traité, le début du film laisse voir une forme d’hypocrisie de la part de la jeune vampire, qui continue à se nourrir de poches de sang – seul aliment que son corps accepte – mais refuse d’être confrontée à la violence.
C’est lorsque Sasha découvre Paul, sur le point de se jeter d’un toit, que tout bascule. Peu après, les dents de Sasha sortent pour la première fois de sa vie. La rencontre de ces deux personnages et leurs interactions font presque toutes signe vers une romance traditionnelle. On a droit aux jeux de regards, aux hésitations, aux partages de passions personnels, à la rencontre un peu gênante avec la mère du « copain »…
A ceci près que le film, comme à son habitude, joue avec nos attentes pour mieux les contrecarrer. La première fois que leurs yeux se rencontrèrent, Paul se réveille après s’être assommé, et découvre Sasha penchée sur lui, toutes dents dehors et babines retroussées. Plus tard s’opère une parodie de coup de foudre, lorsque Sasha et Paul se retrouvent à un cercle de dépressifs suicidaires et s’accordent en sous-entendus sur leur projet commun avant de se regarder intensément, la musique couvrant les paroles des autres intervenants.
Si le film d’Ariane Louis-Seize flirte à de très nombreuses reprises avec des tropes romantiques, la relation développée par Sasha et Paul ne se révèle à aucun moment amoureuse. Pas de baisers dégoulinants ni de je t’aime mièvre et langoureux donc. Pour autant, ce n’est pas une relation négligeable qui est créée par les deux personnages. C’est une amitié intense, pour laquelle Sasha est finalement prête à tenir tête à sa famille.
On peut voir là l’ultime thème du film, après l’adolescence, le carnisme, la sexualité, le suicide… la recherche de relations autres. Il y a quelque chose de moqueur et de critique à faire autant de références à la romance sans la réaliser. Comme une remise en question du caractère construit et codé de l’amour. Ariane Louis-Seize propose ainsi un très bel éloge du contre-nature. Une vampire qui refuse de tuer. Un jeune homme qui refuse de vivre. Et, dans le contact de ces deux esprits minoritaires, la création d’une relation autre. Une relation autre qui, tout en frôlant le romantisme, n’y cède jamais, forme amitié, et, par conséquent, trouve une autre manière de vivre.