Les droits culturels: nouveau leitmotiv des politiques et institutions culturelles
Les droits culturels, loin d’être un concept récent bien qu’ils s’affirment désormais avec force, apparaissent comme essentiels pour repenser les politiques culturelles contemporaines. Ils ne sont pas de simples mots d’ordre, mais le ferment de profondes métamorphoses dans la manière dont les institutions culturelles se lient aux citoyens, notamment au sein des territoires souvent isolés et traversés de tensions politiques. En plaçant au cœur des priorités une démocratie culturelle inclusive et participative, les droits culturels ouvrent la voie à une approche qui ne se contente pas de faire pour le public, mais qui fait avec lui — et bien au-delà, en impliquant chacun comme co-créateur de la vie culturelle.
Ils répondent ainsi à des enjeux de démocratisation et de citoyenneté culturelle, en plaçant la personne au cœur de la vie culturelle et en lui revendiquant le droit de participer aux différents processus qui vont avoir un impact sur sa vie culturelle.
Omniprésent aujourd’hui dans le langage courant pour penser et évoquer l’offre et les politiques culturelles en France, ce concept n’en demeure pas moins ancré dans une histoire qui ne date pas d’hier.
Dès les années 60, des initiatives pionnières comme celles d’Armand Gatti journaliste, poète, cinéaste, dramaturge et libertaire français qui créait des spectacles participatifs avec les citoyens, posaient déjà les jalons d’une culture co-construite. Grand adepte des créations collectives,il monte des pièces avec des émigrés, des ouvriers, des scientifiques ou encore avec des détenus de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis pour sa pièce Les Combats du jour et de la nuit en 1989 célébrant le bicentenaire de la Révolution française.
Les années 70 ont ensuite vu des municipalités communistes initier un théâtre participatif dans les territoires ruraux et isolés, mobilisant les citoyens pour faire vivre une culture de proximité. L’après Mai 68 marque en effet un temps d’expérimentation. L’action culturelle se forge en opposition à une vision de la culture comme mode de domination capitaliste. De nouvelles formes de collaboration avec des ouvriers et des habitants dans les quartiers populaires s’institutionnalisent et se répandent sur les territoires.
Ce mouvement a progressivement donné naissance à des politiques plus structurées, et les droits culturels ont été formellement introduits en France par la loi NOTRe de 2015, inspirée par la Déclaration de Fribourg de 2007. Selon celle-ci, les droits culturels prolongent la Déclaration des droits de l’homme en affirmant la légitimité de chaque culture. Si aucune définition officielle n’est réellement donnée, il s’agit avant tout de l’idée de reconnaître la culture dont chacun.e est porteur.se. et son égale légitimité et dignité dont il est question.
C’est du fait de ce flou sémantique qu’un nombre important de référentiels fleurissent pour pouvoir poser les jalons d’un tel concept aux multiples facettes.
Un enjeu démocratique majeur : la citoyenneté culturelle
Les droits culturels encouragent un changement de paradigme dans l’appréhension des publics. Face à une actualité politique troublée et un sentiment croissant de repli identitaire, il devient essentiel de renouveler les approches en intégrant pleinement les citoyens à la vie culturelle, dans un esprit de dialogue et de création commune. Aujourd’hui, le public n’est plus perçu comme un simple consommateur ; il est appelé à devenir co-créateur. Cela implique de s’adresser également aux “non-publics” — ceux qui, bien que souvent invisibles, ont une voix à faire entendre : personnes migrantes, détenus, patients hospitalisés, etc. Les droits culturels engagent alors les institutions à créer des espaces d’expression et d’échanges diversifiés, où chacun se sent légitimé et visible.
L’un des prolongements de cette participation de chaque citoyen à la vie culturelle et de la reconnaissance de la dignité égale des cultures réside dans la volonté d’investir chaque territoire et chaque lieu, de s’enraciner au sein de toutes les sphères de la société. Il s’agit de briser les cloisons pour aller au-delà d’une simple politique de démocratisation d’une culture classique et élitiste cantonnée aux institutions, une vision malraussienne qui a fait son temps et qu’il faut aujourd’hui dépasser.
Une démocratie culturelle au-delà des discours
Si de plus en plus de collectivités affichent la volonté d’inclure les droits culturels dans leurs priorités, la concrétisation de cette démarche se heurte encore à des obstacles financiers et politiques. La participation citoyenne, dans le cadre des droits culturels, implique en effet un investissement sur le long terme, et un réel engagement des politiques culturelles et des institutions.
Du côté des pouvoirs publics, on observe un engouement croissant pour cette thématique, se concrétisant par des temps de réfléxion et d’échange autour de la thématique, une structuration de certaines directions des affaires culturelles de collectivités territoriales qui font des droits culturels une des priorités politiques, et l’intégration progresssive de ces droits dans les clauses d’obtention des subventions pour les structures culturelles. Néanmoins, un cadre étatique structuré et structurant pour une politique culturelle cohérente laisse encore à désirer.
Certains acteurs culturels n’ont toutefois pas attendu l’impulsion des pouvoirs publics pour s’engager dans la démarche. Des initiatives comme celle du Théâtre de la Poudrerie illustrent une approche novatrice. Ce théâtre sans théâtre spécialisé dans la création participative labellisé « Scène conventionnée d’intérêt national – Art en territoire », crée avec les habitants et joue chez eux. Cette démarche dépasse la simple diffusion artistique pour devenir un processus de co-construction culturelle, basée sur l’expérience et le vécu des habitants. “Ensemble, ils expérimentent, réfléchissent et explorent toutes sortes de sujets et disciplines : de la politique à l’écologie, en passant par leur rapport au territoire.”1 Sur l’année 2020, 120 représentations annuelles ont été créées pour être proposées dans des bibliothèques, des maisons de quartier, mais surtout chez les habitants eux-mêmes (80 %).
Investir les territoires, les publics et les lieux pour une vraie démocratisation culturelle, tel semble donc être le défi auquel le Théâtre de la Poudrerie semble donc prendre part.
C’est notamment ce que défend Thomas Jolly, directeur artistique de Paris 2024 à l’occasion d’une interview pour Le Monde à ce sujet: “Si on veut une démocratisation à grande échelle, il faut tout revoir: nos fonctionnements, nos habitudes, nos rythmes, changer nos modes d’adresse au public, incarner de plus en plus les lieux”. 2
Ce rapport horizontal permettrait de sortir d’une vision élitiste de la culture, et considérer les habitants avec leur porpre niveau d’expertise sur le sujet.
Les défis de la co-construction et les limites des droits culturels
Il reste néanmoins un défi majeur : éviter le piège d’une simple « saupoudrage » des droits culturels dans les projets, qui se résumerait à un affichage sans réelle profondeur. La co-création nécessite une relation de confiance, une vision de long terme, ainsi qu’une capacité à prendre en compte les voix et les cultures endogènes qui font la diversité des territoires. Il s’agit aussi de rendre visible les vulnérabilités partagées, d’ouvrir des dialogues et de renforcer les liens entre citoyens. Claudy Lebreton, ancien président du conseil général des Côtes-d’Armor, appelle ainsi à une participation accrue pour “assurer les exigences d’une véritable vie communautaire, d’une aventure humaine à nulle autre pareille”. 3
L’artiste et metteur en scène Jean-Pierre Chrétien, adepte de la co-création, précise même que, bien que les droits culturels puissent être une boussole pour travailler auprès des “outsiders” et de donner de la visibilité à ces personnes et ces lieux, le principe même de ces droits est aussi celui des personnes à ne pas s’ouvrir. La recherche absolue de la participation en serait sinon contre-productive. Le partage des communes et des vulnérabilités n’est ainsi possible qu’en respectant l’essence même de ce qui fait le droit.
En somme, les droits culturels représentent une nouvelle manière d’aborder et de structurer les politiques culturelles : ils ne sont pas simplement des outils mais des chemins vers une réinvention de la citoyenneté, une invitation à créer ensemble et à rendre chacun visible dans la richesse de sa culture. Ils représentent un défi de taille à l’ensemble des parties prenantes où désormais, la culture se pense non plus sous le prisme du droit “d’avoir” mais du droit d’ “être”.
- Pignot, L. (2022, 16 décembre). La Poudrerie, théâtre de la démocratie. Observatoire des Politiques Culturelles. https://www.observatoire-culture.net/la-poudrerie-theatre-democratie/ ↩︎
- Gayot, J. (2024, 12 septembre). Thomas Jolly, directeur artistique de Paris 2024 : « Si on veut une démocratisation culturelle à grande échelle, il faut tout revoir » . Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/09/12/thomas-jolly-directeur-artistique-de-paris-2024-si-on-veut-une-democratisation-a-grande-echelle-il-faut-tout-revoir_6314290_3246.html ↩︎
- Interview de Claudy Lebreton et Olivier Rouquan, à l’occasion de la sortie de leur livre Régénérer la démocratie par les territoires (Paris, L’Harmattan, 2021) sur le site de la Fondation Jean-Jaurès, le 1er juillet 2021 : Régénérer la démocratie par les territoires – FondationPignot, L. (2022, 16 décembre). La Poudrerie, théâtre de la démocratie. Observatoire des Politiques Culturelles. https://www.observatoire-culture.net/la-poudrerie-theatre-democratie/ Jean-Jaurès (jean-jaures.org)) ↩︎
Leitmotiv : Motif ou thème assez caractéristique, destiné à rappeler, dans un ouvrage musical, une idée, un sentiment, un état ou un personnage. Larousse.fr