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Pauvres Créatures : la fille, la mère et l’esprit (mal)sain

Au début, tout est noir. Assez timidement, une musique commence à jouer. Tout à coup, une femme apparaît. Une figure inconnue, imposante, élégante, que l’on regarde de dos, comme si l’on l’espionnait. La caméra zoome lentement sur elle, sur ses cheveux qui flottent au vent, sa robe bleue brillante qui se mêle à la couleur du ciel. Cela, jusqu’à ce qu’elle échappe de notre emprise et tombe. Debout au bord d’un pont, du monde terrestre, elle semble décidée à ôter sa vie…

Même en étant admiratrice de l’œuvre de Yorgos Lanthimos, je n’étais pas préparée pour la traversée psychologique et profondément spirituelle, le voyage tordu et onirique que fut le visionnage de Pauvres Créatures. Un film steampunk et surréaliste, tellement saturé de couleurs (et bien sûr de fisheyes !) qu’il m’a fallu quelques heures pour me remettre les idées en place et réfléchir à ce que je venais de regarder.

La première chose que j’ai pu constater, c’est qu’il est l’un des films les plus aboutis de toute la filmographie de Lanthimos. Il s’agit sans aucun doute d’un de ses long-métrages les plus audacieux et extrêmes, mais surtout l’un des plus profonds tellement il émane un sentiment d’espoir, quelque chose qui dépasse ses évidentes caractéristiques féministes pour lui permettre de devenir une sorte de métaphore existentielle.

Bella Baxter (Emma Stone) dans Pauvres Créatures. © Crédit photo : Searchlight Pictures

Bella, la Frankengirl moderne

Quelle est la trame de Pauvres Créatures ? Le film est une adaptation par le scénariste Tony McNamara (The Favorite) du roman d’Alasdair Gray Poor Things: Episodes from the Early Life of Archibald McCandless M.D., Scottish Public Health Officer (1992). L’histoire suit l’odyssée de Bella Baxter (Emma Stone), un étrange personnage de nature ambiguë, une espère chimérique née au sein d’un Londres rétro-futuriste de ce qui pourrait être une Angleterre victorienne. Bella est le résultat d’une expérience scientifique menée par son père/créateur, le Dr Godwin Baxter (Willem Dafoe), qu’elle appelle par le diminutif « God » (Dieu en anglais). Bizarrement, Bella est une femme-enfant, étant donné que le Dr Godwin l’a récupérée enceinte au bord de la mort et lui a sauvé la vie en lui implantant le cerveau de son fœtus dans la tête.

En ce sens, Bella est une pauvre créature. Elle n’est pas que la reconstitution du monstre de Frankenstein, mais aussi la fille d’un scientifique fou qui, s’étant pris d’affection pour elle, l’enferme dans son manoir en craignant que quelque chose de grave n’arrive à cet être désynchronisé et socialement maladroit. En ce sens, Godwin est protecteur de Bella, mais aussi dominateur et, sous prétexte de vouloir enregistrer ses progrès au fur et à mesure qu’elle « grandit », il lui trouve un infirmier/mari pour l’aider à s’occuper d’elle : Max, l’un de ses étudiants en médecine les plus brillants (Ramy Youssef). Ainsi, alors que Bella apprend à marcher, à parler et surtout à penser par elle-même, elle est en même temps limitée par les hommes qui l’entourent et qui continuent à la traiter comme une enfant. Cela alors même qu’elle commence à se construire en tant que femme et à découvrir son propre corps et sa sexualité.

D’une certaine manière, son enfermement peut être assimilé à celui des jeunes protagonistes de Canine, film qui a lancé la carrière de Lanthimos. Des « enfants » qui, en ayant été isolés du monde extérieur par leurs parents, commencent à le craindre. Pourtant, la nature audacieuse et la curiosité de Bella la poussent à vouloir s’échapper. Un désir qui a pu être motivé par sa soudaine résurrection, mais aussi par l’impression qu’elle a eu une deuxième chance à la vie, une autre opportunité pour explorer le monde, à l’intérieur comme à l’extérieur d’elle-même. Inconsciemment, elle est déterminée à se libérer de tout ce qui lui évoque son passé, mais surtout (et c’est là le message féministe du film), de tout ce qui, dans la vie de chaque femme, lui rappelle sa condition de dépendance vis-à-vis des hommes dans une société patriarcale et « polie ».

En ce sens, lorsque Bella décide de s’enfuir avec le notaire de son père, le libertin Duncan Wedderburn (Marc Ruffalo), et de s’aventurer dans une escapade romantique qui se transforme en voyage de découverte sexuelle, elle se libère du poids qu’elle porte de son passé, et l’isolement de son présent, mais aussi de ce que la société dicte que l’on doit ou ne doit pas faire en fonction de son genre.

La ville de Lisbonne dans Pauvres Créatures. © Crédit photo : Searchlight Pictures

L’émancipation de Bella et la mort de Dieu

En voyageant avec Duncan à Lisbonne, Alexandrie et finalement Paris, Bella s’ouvre au monde, et à tout ce que celui-ci a de bon et de mauvais. Sa vie prend des couleurs (littéralement, puisque le film passe du noir et blanc à une palette très colorée qui fait surtout penser au Magicien d’Oz) quand elle commence à explorer et embrasser toute la beauté, mais aussi tout le « sucre et la violence » qui l’entourent. Cependant, sa transformation atteint un point culminant lorsque, après avoir découvert les horreurs et les injustices de la vie et d’avoir donné tout l’argent de son compagnon aux pauvres, elle se retrouve bloquée à Paris. C’est alors qu’elle décide de se prostituer, de devenir « ses propres moyens de production » pour gagner sa vie, mais surtout, pour « tout expérimenter, pas seulement le bon, mais la dégradation, l’horreur, la tristesse… ». Ses découvertes lui permettant ainsi d’errer dans un royaume de possibilités infinies, une liberté soudaine qui rend fous tous les hommes qu’elle rencontre, puisqu’elle est devenue ce qu’ils craignent tous: une femme qui ne peut pas être contrôlée.

Ce qui fait de Pauvres Créatures un film tellement drôle et magique, c’est que, bien que tout le monde ait constamment rappelé à Bella qu’elle ne devrait pas s’aventurer dans un monde pour lequel elle n’est pas prête, elle finit par être la plus intelligente et astucieuse de tous, son voyage autodidactique lui ayant finalement permis de s’émanciper. Pour cela, lorsqu’elle décide de retourner chez elle pour revoir son père Dieu qui est au bord de la mort, elle a non seulement appris à vivre dans un monde de chaos et de misère, mais aussi à l’aimer et, en fin de compte, à vouloir le changer pour le mieux. Cette idée a été exprimée à juste titre par Emma Stone lors de son discours d’acceptation du Golden Globe pour la meilleure actrice, où elle a déclaré que pour elle, le film est une comédie romantique. Non dans le sens conventionnel du terme, puisque Bella ne tombe pas amoureuse d’une personne, mais surtout de la vie elle-même.

Alors que je regardais comment le personnage de Bella s’épanouissait pendant que son Dieu rendait son dernier souffle, j’ai pensé à la doctrine chrétienne de la Trinité. Son Dieu lui « pardonne » d’avoir tenté de se suicider en lui donnant sa « rédemption », la possibilité d’avoir une nouvelle chance de vivre, sous la forme de son propre enfant. Il a fait d’elle la fille et la mère à la fois. Mais c’est son esprit libre, celui qui l’a finalement amené à devenir ce qu’elle est : un être d’amour et d’espoir, qui rêve de rendre le monde meilleur. Un esprit (mal)sain qui a fait du monde le sien en se désacralisant aux yeux des hommes. Une femme libre.

English version :

Poor Things: the daughter, the mother, and the (un)holy spirit

Bella Baxter (Emma Stone) et Mac McCandles (Ramy Youssef) dans Pauvres Créatures. © Crédit photo : Searchlight Pictures

At the beginning, all is black. Quite timidly, some suspense music starts playing. Suddenly, an unknown woman appears. An imposing and elegant figure, whom we watch from behind, as if spying on her. The camera slowly zooms in on her, on her hair which blows against the wind, her shiny blue dress which mixes up with the color of the sky. That is, until she gets away from our grasp and falls. Standing at the edge of a bridge, of the earthly world, she seemed determined to take her own life…

Even being a Yorgos Lanthimos fan did not prepare me for the psychological and soul-stirring experience, the twisted but kind of dream-like trip that was watching Poor Things. A surreal steampunk film so heavily saturated by colors and ideas (and of course fisheyes!), that it took me more than a couple of hours to recollect my thoughts and ponder on what I had just watched.

The first thing I gathered was that it is, by far, the most accomplished piece in Lanthimos’ filmography. It is, without a doubt, his most bold and extreme film, but also its most profound one, as it is deeply filled with a sense of hope and purpose, something which exceeds its obvious feminist features to allow it to become somewhat of an existential metaphor.

Bella, the modern Frankengirl

What is Poor Things all about? The film was adapted by screenwriter Tony McNamara (The Favorite) from Alasdair Gray’s novel Poor Things: Episodes from the Early Life of Archibald McCandless M.D., Scottish Public Health Officer (1992). Throughout it, we follow Bella Baxter (Emma Stone), a strange character of an ambiguous nature, a sort of chimera who was born in a retro-futuristic London, in what seems to be something similar to a Victorian England. Bella is the result of a scientific experiment conducted by her father/creator Dr Godwin Baxter (Willem Dafoe), who she calls God. She is a woman who thinks and acts like a child, but also, a child trapped in a woman’s body, as Dr Godwin found her pregnant on the brink of death and saved her life by inserting her unborn fetus’ brain into her head.

Dr. Godwin Baxter (Willem Dafoe) dans Pauvres Créatures. © Crédit photo : Searchlight Pictures

Thus, Bella is a “poor creature”. Not only the re-enactment of Frankenstein’s monster but also, the daughter of a mad scientist who, having become fond of her, entraps her in his mansion, with the fear that something bad might happen to her desynchronised and socially awkward being. He’s protective but also controlling and, with the excuse of wanting to record her progress as she dwells into the world, she finds him a nurse/husband to help him take care of her: Max, one of his brightest medicine students (Ramy Youssef). In this sense, as Bella learns how to walk, talk, and think by herself, she is at the same time constrained by the men that surround her and that continue to see her as a child. Even as she continues to grow into a woman and starts to discover her own body and sexuality.

In a way, her entrapment can be assimilated to that of the young characters of Dogtooth, famously known as Lanthimos’ breakthrough, who, isolated by their parents from the outside world, start to fear it. However, Bella’s bold and curious nature only drives her to want to escape. This is something which might be motivated from her sudden rise from the dead and her feeling that she was given a fresh start, a second chance to explore the world, inside and out of herself. Unconsciously, she is determined to free herself from anything that is suggestive to her past or made her feel trapped in her former life. But above all else, (and here’s the feminist message of the film), from everything that in every woman’s life reminds her of their condition of dependence towards men in a patriarchal and “polite” society.

Thus, when Bella decides to run away with her father’s notary, the playboy Duncan Wedderburn (Marc Ruffalo) and to venture into a romantic escapade that turns into a journey of sexual discovery, she’s freeing herself from the burden of her past and the isolation of her present, but also from what society has dictated one should or shouldn’t do according to one’s gender.

Bella’s empowerment and the death of God

By traveling with Duncan, through Lisbon, Alexandria, and finally Paris, Bella opens herself to the world, to all the good but also the bad it has to offer. Her life turns into colors (quite literally as the film shifts from black and white to a quite colorful Wizard of Oz-vibes palette) as she explores and embraces all the beauty, but also all the “sugar and violence” surrounding her. However, her transformation reaches a turning point when, after discovering the horrors and injustices of life and giving away Duncan’s money to the poor, she finds herself stranded in Paris. Then and there, she decides to become a prostitute, to become “her own means of production” in order to make a living. But also, in order to live it all, “not just the good, but degradation, horror, sadness…”. With this, her discoveries allow her to wander in a realm of endless possibilities, a sudden freedom which amazes her and drives men mad, as she’s suddenly become that which they all fear: a woman that can’t be controlled.

Bella Baxter (Emma Stone) dans Pauvres Créatures. © Crédit photo : Searchlight Pictures

What feels so funny and yet so magical about Poor Things is that, although everyone in her previous life constantly reminded her that she should not venture into a world she is not ready for, she ends up being the smartest and wittiest of them all, as her autodidactic journey allowed her to empower herself. And, by the time she decides to come back home to her father God who’s terminally ill, she has not only learned how to live in a world of chaos and misery, but also how to embrace, tame it, love it, and ultimately try to change it for the best. This idea was rightly expressed by Emma Stone during her Golden Globe acceptance speech, where she said that for her, Poor Things is a rom-com, but not in a conventional way. Bella doesn’t fall in love with a person. She falls in love with life itself.

While I was watching the film, and saw Bella’s character thrive whilst her God was giving his last breath, it made me think of the Christian doctrine of the Trinity. Her God “forgave her” for trying to commit suicide by giving her the opportunity to redeem herself, offering her another chance at life in the form of her own baby. He made her the daughter and mother at the same time. But it was Bella’s own free will that ultimately made her grow into what she ultimately came to be. A being of love and hope, with dreams of making the world better. An (un)holy spirit that made the world hers by desacralizing herself at the eyes of men. A free woman.