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Un.e DragClown dans la galerie Natalie Seroussi

En poussant les portes de la galerie Natalie Seroussi, Rémi Baert, commissaire de l’exposition « Dragclown affairs » revient sur des points de définition. En tant que branche de l’art « drag » traditionnel, le Dragclown reprend le principe du travestissement et de la performance scénique en y ajoutant des éléments « clownesques » que l’on décèle par les accessoires, le maquillage, le jeu et parfois une tonalité humoristique. Dans la veine de figures internationalement célèbres comme Klaus Nomi ou Leigh Bowery, les artistes de la scène actuelle explorent les possibilités artistiques en déclinant leur pratique selon plusieurs thèmes. Au programme, treize artistes d’origines et d’âges différents : Blake Wilson, FrankieB Lambert, Oscar Hernandez, Jorge Torres, Jorge Meija, Gabriel Chetcuti, Kay Bevan, Antoine Linsale, Guillaume Collard, Finn Darrell, Rachel Britton, Kar Britton, et Gsascha Cowan. L’itinéraire commence avec une photographie de Nan Goldin, Misty and Jimmy Paulette in a taxi, NYC (1991) témoignage de deux Dragqueens incontournables de la scène new-yorkaise. D’emblée, la volonté de poser les jalons de la pratique du Dragclown en l’affiliant aux Dragqueens est assumée. L’exposition entrecroise des productions inédites d’artistes exposant.es (pour la plupart des commandes réalisées avec le soutien du lieu) avec des œuvres du fonds propre de la galerie. Par ce biais, Rémi Baert permet un dialogue entre pratiques artistiques queer actuelles et histoire de l’art contemporain. Nous saluons entre autres la présence d’œuvres de René Magritte ou encore de Jean Dubuffet.

L’entièreté de la galerie, incluant les bureaux, est utilisée pour l’exposition et pour proposer un discours fourni. Les œuvres gravitent autour d’un mur central présentant une installation monumentale : Eternity is a long long time, signé Blake Wilson. L’artiste australien.ne explore des thématiques relatives à la spiritualité, l’identité et la représentation au prisme de « son corps de personne transgenre ». La pièce centrale de l’installation est un drap sur lequel est imprimée une photographie de l’artiste allongé.e sur une surface hybride, entre le divan luxueux et la table opératoire. Sur son corps nu, un tatouage : « I’m a fucking faggot, I’m a lazy person, I am a delusional maniac, but baby you know you’ll want me back[1] ». La draperie est fixée au mur par quatre chaînes de lingettes démaquillantes, elles-mêmes attachées sur des portants aux quatre coins du mur. Sur chaque portant figurent des piluliers attribués au nom de l’artiste. L’installation a pour objet principal le corps dans sa difformité et sa maltraitance. Blake Wilson nous parle à la fois de sa pratique artistique, en faisant apparaître les restes artificiels de son maquillage, mais également de thématiques plus personnelles, en évoquant la santé mentale. Sur son corps, est tatouée, une énumération d’insultes que l’artiste a subit sur Instagram. En retournant le stigmate, Blake Wilson joue avec les railleries en adoptant une pose nonchalante (lazy) et en arborant fièrement ses tatouages. L’exposition d’une telle œuvre implique une transparence totale de la part de l’artiste qui se confie sur ses traumatismes et sur sa pratique artistique. En analysant en profondeur, les liens crées par les lingettes démaquillantes suggèrent l’aspect « salvateur » de la pratique du drag. Cette dernière permet à l’auteur.ice de s’épanouir dans sa pratique artistique pour revenir ensuite à des considérations plus intimes. 

La question de la pratique artistique est au cœur du propos de l’exposition et s’effectue presque à contre-courant de ce que nous attendrions d’une exposition sur les Dragclowns. En évitant la « muséification » approximative de la pratique scénique et la reproduction de performances, le propos de l’exposition se situerait davantage dans la volonté de mettre en valeur des pratiques artistiques personnelles et artisanales. Pour ce faire, la part belle est donnée aux accessoires, dans ce cas, isolés de leur contexte d’utilisation pour être appréciés dans leur plastique. Jorge Torres accroche au mur des gants, un masque et des chaussures que le spectateur peut observer dans le détail. En face de l’accrochage se trouve un grand portant garni de coiffes faites de matériaux de récupération, signées par les artistes de Bordeaux Antoine Linsale et Guillaume Collard.

Suivant le même sillon, certain.es artistes Dragclowns font le choix de mettre en valeur une pratique artistique à travers l’exploration de plusieurs médiums. Rachel Britton tapisse le fond de la galerie d’un papier peint géant à l’apparence kaléidoscopique. En s’approchant, on constate que l’entremêlement de formes est un montage photographique de l’artiste dans diverses poses erotico-sensuelles, en incluant de nouveaux personnages. Plusieurs couleurs dominent : celles de la chair puis les couleurs rouges, violettes et turquoises diffusées par la teinte des cheveux des personnages, rappelant alors la coloration capillaire du personnage du clown. Le titre de l’œuvre Carnavaleidoscope prend alors tout son sens.

Notre attention s’est fixée sur une œuvre atypique par sa composition, sa clarté et son originalité. L’artiste britannique Finn Darrell reprend la tradition familiale de la conception du vitrail religieux en y ajoutant une imagerie queer et surréaliste dans son œuvre Fool Me Twice (2024). De concert avec l’effet du papier peint, nous comprenons la puissance de l’œuvre en s’en approchant. En mêlant humain, animal et minéral, Finn Darrell crée un univers absurde qui rappelle étrangement l’univers d’Alice aux pays des merveilles. La figuration du personnage du lapin, du chapelier, du jeu de cartes et de l’œil omniscient est une référence évidente à l’univers de Lewis Carroll. Les ornements latéraux incrustés d’une écriture typique des écriteaux du mouvement des Arts & Crafts sont en contraste franc avec des détails burlesques et triviaux, comme la scène d’accouplement de deux lapins au premier plan, ou l’étrange connivence entre les trois personnages clownesques au second plan. L’artiste nous parle du sacré à travers la scène éclectique de la « main-œil-papillon » vomissant une traînée bleue à l’arrière-plan. De cette manière le/la spectateur.ice est amené.e à s’interroger sur sa propre conception du sacré et se confronte au prosaïsme de l’activité humaine et animale.

Vue de l’exposition « Dragclown affairs », Galerie Natalie Seroussi, 34 rue de Seine, 75006

L’entremêlement et le contraste du sacré avec les motifs burlesques de Dragclowns sont une constante dans les œuvres de l’exposition. Les photographies de FrankieB Lambert en sont des exemples. L’artiste performeur.euse se grime en « Envytheclown » incarnant sur sept photographies distinctes les péchés capitaux, amplifiant la tonalité avec des tenues et décors paroxystiques. Proche du centre de l’exposition, Oscar Hernandez se grime en « Sainte-sida » dans sa série Estigma (2024), dans l’œil photographique de Ruben Errebeene. L’artiste paré d’un capirote et vêtu de dentelles blanches inspire la pureté absolue. La fraise portée autour du cou rappelle à la fois la mode espagnole du XVIIème siècle et l’institution catholique. Les stigmates (estigma) du christ sont une référence supplémentaire à la foi religieuse, et sont ici figurés à travers les taches de sang brodées sur les perles. Sous couvert du sacré, Oscar Hernandez nous parle également de stigmatisation, celle vécue par les séropositifs et séropositives. Par un jeu adroit, le sang coulant des mains associé au sang du Christ est aussi le fluide humain par lequel peu ou a pu circuler le VIH/sida. Le rouge est ponctuellement présent sur toute la photographie, en fond, comme dans le maquillage qui évoque des larmes de sang. Sur le torse d’Oscar, figure un grand triangle rouge, cinglant et tranchant, qui semble avoir été tracé avec une épée. La forme géométrique est une référence évidente au symbole du triangle rose, insigne porté par les homosexuels déportés pendant la Seconde Guerre mondiale. En faisant un saut dans le temps, le triangle rose a été utilisé par l’association de lutte contre le sida ACT UP. Les militants reprennent la figure et la retournent dans ces visuels graphiques, comme on retourne un stigmate.

Oscar Hernandez, Estigma,2024, photographe Ruben Errebeene.

En faisant dialoguer les œuvres Dragclown avec le fonds de la galerie, l’exposition permet un dialogue intergénérationnel et interdisciplinaire qui insiste sur la filiation dans l’art. Les réflexions sur l’artificialité du drag sont ainsi complétées par l’esthétique Pop de Kiki Kogelnik. Le dessin de la célèbre artiste figure une main mécanisée/marionnettisée qui rappelle la pratique du travestissement. La « Mami Watta » aquatique du célèbre peintre congolais Chéri Samba rejoint également l’esthétique de Jorge Torres. Ces comparaisons, suggérées par le parcours, nous amènent à la réflexion suivante : les Dragclowns adoptent une pratique artistique postmoderne en ce qu’iels reprennent des images préexistantes. L’absence de cartel ne dessert pas le propos de l’exposition puisqu’au contraire, le trajet se fait de manière imagée et linéaire, le commentaire serait annexe et est observable sur le livret d’exposition.

« Dragclown affairs » est une ode à la diversité et à la pluridisciplinarité dans l’art. Les réflexions relatives au poids, à la santé, au genre, aux racines se mêlent à l’artisanat, l’art et la performance. En véritable célébration des corps, cette exposition montre un aspect cathartique éprouvé unanimement par les artistes, peut-être par le spectateur qui se reconnaît en chacun.e

L’ exposition a débuté en mars et s’achève le 15 juillet. Sur une étagère située à la toute fin du parcours se trouvent des objets de merchandising fabriqués par les différent.es artistes. En plus de constituer un souvenir matériel, cette vente nous rappelle l’importance de la rémunération des artistes et plus particulièrement les artistes performeur.euses drag, bien trop souvent oubliée. Franchir les portes de « Dragclown affairs » c’est donc une invitation à (re)donner ses lettres de noblesse à une pratique peu connue du grand public et à reconnaître la créativité et les concepts articulés par les artistes exposé.es. En évitant de reproduire uniquement la dimension « scénique » du drag au sein d’une galerie, Rémi Baert montre l’éventail pluridisciplinaire dont peuvent se parer les artistes. Effectuée en collaboration avec chacun.e, l’exposition est presque participative dans la conception scénique et théorique. Ce parti-pris de l’horizontalité dans la conception de l’exposition coupe l’herbe sous le pied au risque principal de la récente muséification du drag, à savoir dénaturer, édulcorer et gentrifier une pratique dont l’essence se trouve dans la transgression. L’exposition est gratuite et il reste peu de temps, « entrez dans le monde des Dragclowns. Ils ont dans la tête mille et une fêtes ».

Grégoire Suillaud


[1] « Je suis un sale pédé, je suis une personne fainéante, je suis un maniac delusionnel, mais baby tu revoudras de moi ».