Sarah Moon, l’ombre et l’évanescence
« La réalité c’est implacable. Je ne peux pas la photographier. J’ai besoin de m’en évader pour m’en approcher. » La photographie de Sarah Moon est une fuite du réel, une histoire d’ombre et de brouillard, un jeu avec la lumière. Tour dans les mirages de cette artiste hors-pair, hors du temps.
Quand je fais une photo, c’est comme si je prenais mon pouls. Je vérifie que je suis encore en vie.
Sarah Moon, dans une conversation avec Dominique Debbré, catalogue de l’exposition PasséPrésent au MAM, 2020
Sarah Moon est née Marielle Varin. Son nom d’artiste, elle l’invente dans la précipitation, en 1967, alors qu’elle doit signer des photographies pour la première fois – elle choisit Sarah, parce que c’est le surnom que lui donnait sa grand-mère, et Moon, « pourquoi pas? ». Avant celui-ci, elle eût un autre surnom, Marielle Hadengue, qu’elle portait pendant sa carrière de mannequin. Un surnom pour chaque période de sa vie, comme différentes identités qui ont fini par s’effacer pour que ne reste que Moon, la photographe, l’artiste.
Elle commence la photographie à la fin des années 60, un peu par hasard, un peu par ennui lors des longues journées parfois oisives du monde de la mode. Elle devient rapidement son métier, remplaçant le mannequinat. D’abord photographe de mode, elle tourne rapidement sa pratique vers une photographie d’art.
Vert mystère et photographie de mode
La formule Moon, c’est un grain très prononcé, une mise en scène très sobre, un flou permanent et, lorsque couleur il y a, une dominante verte, d’une teinte qui lui est unique. Dans ces images, il est souvent impossible de reconnaître pour qui ou quand elles ont été réalisées – impossible cependant de ne pas reconnaître qui les a faites. Parce qu’elle a développé, et il semblerait que cela ait été inné et immédiat, un style très particulier, une identité immédiatement reconnaissable, elle est de ces artistes dont on ne peut oublier l’œuvre, même en ne l’ayant vue qu’une seule fois. Sans doute, si vous la découvrez ici, reconnaîtrez vous désormais immédiatement ses images s’il vous arrive (et je vous le souhaite) d’en revoir. Il en va de même pour ses films.
Car Sarah Moon est également cinéaste – ses films seront d’ailleurs primés à Cannes en 1979. Elle s’inspire du cinéma expressionniste allemand, de l’esthétique des années 1930 et des contes de nos enfances qu’elle déforme : chez elle, le Petit Chaperon n’est plus rouge mais noir. Elle réalise également de nombreux spots publicitaires, comme Loulou, réalisé pour Cacharel en 1989. La formule est la même que dans sa photographie : ils sont tournés à la pellicule, les couleurs sont sombres, un mystère plane malgré des mises en scènes relativement simples.
Cela donne de curieuses campagnes : ni le produit ni la marque ne sont réellement identifiables, l’atmosphère et l’esthétique priment sur le commercial. Mais cela plaît : Moon va multiplier les prestigieuses collaborations, avec des couturiers comme Sonia Rykiel, Jean Patou, Chanel ou Dior, et des magazines, Vogue, Harper’s Bazaar ou Elle. Avec Cacharel, l’histoire durera près de trente ans.
Ni réel ni lumière
Chez Sarah Moon, pas de flashs, pas de spots, surtout pas de ces vives lumières de studio. Elle cherche à capturer « le contraire de la lumière crue ; le brouillard, la buée, la pluie, les nuages, la fumée.. » : ces éléments sont d’ailleurs des constantes dans son œuvre, des paysage à la photographie de mode, des portraits aux natures mortes.
L’ombre la fascine, aucune de ses images ne s’en défait, même la couleur ne sait l’empêcher. Parce qu’elle refuse cette terrible lumière crue, le blanc est absent de sa photographie, qui, vous le remarquerez, ne se compose que d’ombres, de nuances de gris ou de jaune, et de son vert.
L’ombre, on peut la voir, mais on ne peut pas l’atteindre. C’est de l’infini à notre portée. C’est comme l’horizon.
Sarah Moon, dans une conversation avec Dominique Debbré, catalogue de l’exposition PasséPrésent au MAM, 2020
Les photographies de Sarah Moon sont flottantes, intemporelles, donnent l’impression d’un mirage. Elle s’attache à s’éloigner de la réalité, qui semble ne pas l’intéresser, sinon la terrifier. Alors, elle utilise la photographie comme une fuite, et c’est une prouesse absolue, quand on réfléchit au fait que la photographie est faite de réel, qu’il lui est intrinsèque ; cela témoigne du génie artistique de cette femme qui dit que le tangible lui donne le « vertige« . Elle nous emporte dans un monde imaginaire, une rêverie – son art est celui d’une illusionniste.
La réalité c’est implacable. Je ne peux pas la photographier. J’ai besoin de m’en évader pour m’en approcher.
Sarah Moon, dans une conversation avec Dominique Debbré, catalogue de l’exposition PasséPrésent au MAM, 2020
Même chanson dans sa production cinématographique : il semble qu’elle ne tourne qu’à la lumière de la Lune ou aux heures où le Soleil n’a pas de force, les voix sont basses comme s’il fallait ne pas briser l’illusion, la musique refuse de nous dire de quelle époque elle vient et empêche de croire que la scène ait pu exister. Prouesse encore, puisque le cinéma non plus ne sait se défaire de ce réel qui est sa matière première.
Pour un surréalisme pictorialiste
Sarah Moon mêle photographie surréaliste et pictorialisme ; le flou et le grain viennent rejoindre l’absurde et l’étrange. Elle n’utilise pas de techniques photographiques contemporaines, reste attachée à son Polaroïd et aux pellicules. Elle expérimente, joue avec le médium, n’hésite pas à tout transformer, à dégrader l’image au tirage : c’est là une vision très pictorialiste de la photographie.
Pictorialiste, on pourrait presque dire qu’elle l’est, à cause du flou, de l’épaisseur du grain, du noir et gris, et surtout, de ce mystère inhérent à ses photographies, de cette impression de quelque chose qui flotte au-dessus du monde. Les modèles ne regardent jamais l’objectif, ne sourient pas, les mises en scène sont simples – cela rappelle les jeunes années de Steichen. Ses paysages sont sombres, on y voit que le temps est figé, qu’il ne coule plus, on voit que derrière l’appareil s’amusait une photographe qui aime jouer avec le médium – cela rappelle Puyo. Mais, malgré cette esthétique et cette approche pictorialiste de la photographie, ses images sont pourtant presque surréalistes. Surréaliste, parce qu’elle joue avec le réel et la lumière comme l’ont fait Dora Maar et Man Ray. Sarah Moon brouille les pistes.
L’art de Sarah Moon est, en mon sens, une définition, l’illustration parfaite, de ce qu’est intrinsèquement la photographie : un tangible évanescent, c’est-à-dire un réel figé qui s’évade pourtant, un temps arrêté qui passe quand même, un miracle et un mirage. Un jeu avec le monde et le temps, un rêve étrange auquel personne ne réussit, ou ne cherche, à trouver un sens.
Je ne sais même pas si je cherche un sens à l’image. S’il y en a un, il est comme un mirage, à peine approché il s’efface. La photographie, comme l’a si bien dit Diane Arbus, ‘It is a secret about a secret’ [c’est un secret à propos d’un secret]
Sarah Moon, dans une conversation avec Dominique Debbré, catalogue de l’exposition PasséPrésent au MAM, 2020