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Ce que dit la bouche d’ombre – Victor Hugo, dessins d’exil

On sait Victor Hugo poète, romancier, homme politique, orateur : souvent, on ignore qu’il fut également un formidable dessinateur. Voici quelques uns de ses dessins réalisés dans ses années d’exil, des dessins dont Gérard Audinet dira qu’il furent réalisés sous les « rayons d’astres et les soleils de la nuit ».

Et dans le clair-obscur court la rivière étroite ;
Parfois le paysage étrange miroite
Ressemble à ces dessins qu’on voit dans l’acajou.
Un vieux château, bâti par les comtes d’Anjou,
Dresse sur l’horizon sa silhouette noire.

Victor Hugo, Tas de pierres (1864-1866)

De Victor Hugo, on connaît les écrits, les discours, les poèmes ; souvent, on ignore les dessins. Écrivain de génie, il fut pourtant aussi un formidable dessinateur.

Ils sont empreints d’une poésie mélancolique très particulière, qui rappelle – peut-être en serait-il offensé, celle des photographies pictorialistes et des tableaux de Turner. Il semble presque qu’ils aient été peints à la lumière de la Lune : Gérard Audinet, dans l’ouvrage Victor Hugo, dessins (catalogue de l’exposition de 2021 à la Maison Victor Hugo, d’après lequel j’écris en partie cet article), parle de dessins réalisés sous les « rayons d’astres et les soleils de la nuit ».

Parlons donc des méconnus dessins de Hugo, que j’espère vous faire aimer autant qu’ils me plaisent.

Pour parler brièvement technique : encre sépia ou de Chine, pigment noir en poudre, gouache, plume ou barbe de plume, lavis d’encre, crayon gras, fusain, aquarelle, parfois même pochoir, Hugo touche à tout, toujours sur du papier. Ce mélange de techniques offre des résultats très particuliers, toujours en clair-obscur dans les mêmes tons brunâtres.

Tous les dessins présentés ici, puisqu’il s’agit plus d’une présentation que d’une analyse, sont réalisés avec ces techniques, et durant ses années d’exil. En 1855, il est condamné à l’exil et quitte la France pour Guernesey, où il restera quinze ans. C’est une période relativement sombre de sa vie, marquée par le deuil de sa fille, celui de la France en laquelle il croyait, période rythmée de promenades sur la côte, de séances de spiritisme et d’écriture. Il dessine des mondes fantasmés, des paysages qui tiennent du romantisme allemand ou du spleen, et des créatures fabuleuses et dérangeantes.

Les burgs, ruines romantiques

Victor Hugo, L’ogive, 1854-1855
© Maison Victor Hugo, don Paul Mevisse

Il y a dans ses dessins des années d’exil de nombreuses forteresses, qu’il appelle des burg (château en allemand). En ruines, perchés dans un ciel orageux, voire parfois même dans les nuages, ils tiennent du Sturm und Drang, semblent tout droit sortis d’un poème de Goethe ou du bord d’un loch écossais. Les voici donc, ces vieux châteaux bâtis par les comtes d’Anjou (voir la citation ouvrant cet article).
De son état d’esprit, ces forteresses fictives disent beaucoup ; il se trouve, lui aussi, enfermé, comme prisonnier du château fort (ou de la prison) que représente désormais pour lui Guernesey.

Malgré les ruines, ces châteaux tiennent du rêve, d’une certaine utopie. Malgré leur silhouette noire et menaçante, ils ont quelque chose qui tient du refuge. Comme Guernesey, finalement.

Victor Hugo, Souvenir de Suisse, 1855
© Maison Victor Hugo, Hauteville House

La mer, fatale destinée

Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?
Crois-tu que l’océan, qui se gonfle et qui lutte, 
Serait content d’ouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,

Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan qui vole, 
Si son rugissement n’était une parole ?

Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre », Les contemplations, 1856
Victor Hugo, Le phare des Casquets, 1866
© Maison Victor Hugo, donation Paul Meurice

À Guernesey, comme sur toutes les îles du monde, la mer est omniprésente. L’eau est à la fois un adversaire et une alliée, et elle est pour Hugo la limite de son monde. De l’autre côté, à l’horizon, la France qu’il a dû laisser derrière lui.

Le phare des Casquets est situé sur un îlot face à Guernesey. Hugo le dessine tortueux, avec un certain désespoir. Le phare, lueur servant à sauver les navires des écluses, devient spleenesque : le bateau à droite semble d’ailleurs en plein naufrage, comme si l’espoir symbolique était mort.

Cette vague où se débat un autre navire, joliment titrée Ma destinée, raconte elle aussi ce désespoir, peut-être une peur de la mer. Les couleurs sont toujours très sombres dans les dessins de Hugo, mais cette vague l’est particulièrement : son brun lui donne un aspect presque sale, presque glauque.

La mer prend ainsi une place menaçante, comme une fatale présence, comme si l’interminable horizon de l’île rendait fou.

Victor Hugo, Ma destinée, 1857
© Maison Victor Hugo, don Louis Barthou

Mondes imaginaires et créatures fantastiques

Victor Hugo, Superest, 1861
© Maison Victor Hugo

Hugo dessine des mondes idéaux, les burgs pourraient en être, et des animaux fantastiques, inspirés de ses lectures, de ses passions, de sa nouvelle pratique du spiritisme, et sans doute par besoin d’échapper à la réalité.
Il décore et dessine lui-même sa maison de Guernesey, à coups de rêves et d’imaginaire.

Ces créatures et paysages n’échappent pas à la mélancolie ambiante, et toujours, Hugo utilise les mêmes teintes de brun et le même clair-obscur ; vous l’aurez compris, la formule ne change jamais.

Victor Hugo, Est, 1855-1856
© Maison Victor Hugo

Lorsqu’il arrive à Guernesey, il met, avec Ce que dit la bouche d’ombre, le point final aux Contemplations. Le titre de cet article vient de ce dernier poème du recueil : il m’a semblé qu’il était une bonne représentation de ce que sont ces dessins. Ce que dit la bouche d’ombre, c’est que tout redeviendra lumineux, que l’Enfer est voué à être le Paradis ; ce que dit la bouche d’ombre, c’est que l’espoir gagnera.
« Espérez ! espérez ! espérez, misérables !
Pas de deuil infini, pas de maux incurables, 
Pas d’enfer éternel ! »

Ce que disent les dessins de Hugo, c’est exactement cela. Ils ont été inspirés par cette bouche d’ombre qu’est la mélancolie du poète, mais toujours empreints d’une lueur d’espoir qui fait qu’ils ne sont jamais pesants, aussi sombres soient-ils. Ils racontent parfaitement le poète-artiste : l’humeur varie et s’assombrit, mais jamais l’utopie ne meurt complètement.

Tout sera dit. Le mal expirera ; les larmes
Tariront ; plus de fer, plus de deuil, plus d’alarmes ;
L’affreux gouffre inclément
Cessera d’être sourd, et bégaiera : Qu’entends-je ?
Les douleurs finiront dans toute l’ombre ; un ange
Criera : Commencement !

Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre », Les Contemplations, 1856