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Exposer un danseur-chorégraphe dans un FRAC : Boris Charmatz

Nous rentrons dans l’exposition et sommes confrontés au premier film (Les Disparates, 1999). Sur un très grand écran, grandeur nature Boris Charmatz danse un solo décalé, humoristique, très corporel. Il danse et occupe différents espaces que lui offre Dieppe la veille de Noël. La ville lui propose son pont tournant, ses quais, son café, ses rues… Le danseur et chorégraphe danse en silence, chute sur le bois mouillé de neige. Son vidéaste acolyte César Vayssié y ajoute de la musique hollywoodienne, hollywoodieppe.


Cette entrée est celle de l’exposition Danses gâchées dans l’herbe, Boris Charmatz. Elle est présentée du 9 décembre 2023 au 24 mars 2024 sur les plateaux exploration et performatif intérieur du FRAC Sud (Fond Régional d’Art Contemporain, Marseille). Nous vous guiderons dans cet article à travers l’exposition qui nous plonge dans la démarche originale de Boris Charmatz.

©Photographie extraite du film Danse gâchée dans l’herbe, 2023 ; réalisation César Vayssié. Chorégraphie Boris Charmatz ; interprétation Marion Barbeau, LesFrac

Boris Charmatz est né en 1973 à Chambéry et devient danseur et chorégraphe de danse contemporaine, de la dite « non-danse » (notion plutôt controversée y compris par Boris Charmatz lui-même). Dès l’enfance, il trouve sa voie et la poursuit jusqu’à fonder l’école Bocal, ouvrir le musée de la danse à Rennes en 2009. Il devient ensuite en 2022 directeur du Tanztheater de Wuppertal (pour y faire vivre l’héritage et la compagnie de Pina Bausch, grande danseuse et chorégraphe de danse contemporaine et danse-théâtre), fonction qu’il occupe toujours aujourd’hui.

Derrière ce premier écran, s’en déploient quatre autres. Le son perçu dans l’espace est, à tour de rôle, celui d’un des films. Le son s’active de manière aléatoire pour permettre diverses trajectoires selon Muriel Enjalran, commissaire de l’exposition. J’arrive au moment où résonnent les arpèges ininterrompus du violon d’Amandine Beyer. Dans les broussailles, Marion Barbeau, sursaute, tournoie, se jette littéralement dans l’herbe de ce terrain vague proche du Centre Pompidou-Metz.

Elle se jette « dans un solo travaillé à l’arraché » avec Boris Charmatz. Malgré la nuit, les herbes, les hannetons qui viennent les attaquer, elle continue infatigablement, pleine d’énergie. En contact avec la terre, ses mouvements sont pleins d’explosivité, de rebond. Elle se nourrie de ce contact, de la force du sol pour y tournoyer, se rouler dans l’herbe, se relever, plier, s’envoler,… Selon le dictionnaire Le Larousse gâcher revient à “Délayer du plâtre, du mortier, les malaxer avec de l’eau”. Marion Barbeau gâche, délaye, malaxe sa danse avec les grandes herbes, la terre, l’air et son environnement. Face à cet écran, nous avons d’abord une certaine appréhension à nous plonger dans la danse. Néanmoins, grâce au reflet sur le plateau gris, le sol du Frac, nous arrivons enfin à nous sentir dans un face à face avec la danseuse.

La commissaire parle d’un  « corps à corps avec les écrans et l’invite [le spectateur] à se confronter à de grands tableaux vivants convoquant à la fois une histoire de la danse contemporaine et une histoire de l’art et de la peinture ».

Scénographie et questionnements.

L’écran pose tout de même une distance que nous avons questionné. L’espace étant un sujet important en danse, en tant que spectateur.ice d’une exposition qui y est dédiée, nous étions dans cet espace froid, austère, figé.e.s sur des sièges inconfortables, à distance et sans matière nous retenant de faire face à et corps avec ce solo merveilleux (Danse gâchée dans l’herbe, 2023). Comment aurions-nous réagi avec des conditions réunies pour prendre le temps de voir ? Un peu d’herbe, paille, brindilles directement dans l’espace d’exposition ou bien des œuvres d’artistes contemporains qui auraient pu être mis en relation pour ne pas isoler la danse derrière ses grands écrans.

Nous manquions de matières, de chairs, de textures auxquelles nous nous attendions pour une première exposition en France de l’artiste dans une institution dédiée à l’art contemporain. Un ancrage justement du chorégraphe dans l’art contemporain aurait été encore mieux peut-être, ainsi qu’une présentation de son rapport à l’espace ici aplati par les écrans. Cependant la commissaire présente cela comme « des objets artistiques autonomes » qui permettent une lecture différente du parcours de l’artiste. Avec une adresse frontale, les cimaises sont au sol donc au même niveau que les spectateur.ice.s ce qui permet de « mettre en espace […] la pensée d’un artiste hors norme » . La pratique hyper intéressante du chorégraphe aurait pu être amenée avec encore plus d’originalité comme avec l’exposition On danse ? au Mucem (2019, Marseille) qui avait recours à une scénographie et des artistes très intéressant qui invitait les spectateur.ice.s même à se mettre en mouvement.

L’idée de rendre accessible au plus grand nombre le travail de cet artiste fait face ainsi à quelques difficultés car il faut rester devant les films un long moment pour s’y plonger. Cependant, une médiation est proposée tous les weekends ce qui est très pratique et rend l’exposition encore plus claire qu’elle ne l’est déjà. Malgré ce manque de textures différentes et peut-être cette distance entre tableaux-écrans et nous, l’exposition retrace d’une manière très intéressante le parcours de l’artiste. Le choix des six films est bien mené pour apprécier les sujets qui mouvoient Charmatz.

Matières et références.

Avec le film Levée (2014) nous sommes face à des danseur.euse.s dans les déchets de charbon, les pierres et la poussière sur un terril. La tempête provoquée par l’hélicoptère qui accueille César Vayssié (vidéaste) et Boris Charmatz crée un monde où le vent balaierait sans cesse les danseur.euse.s qui ne s’arrêteraient jamais de danser. Cela m’a évoqué La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, auteur et artiste de science-fiction. Dans ce roman, la horde du contrevent est un groupe de contreur.euse.s qui vont ‘contrer’ le vent à la recherche de sa source inlassablement.

La matière de la tempête derrière cet écran fait écho à la matière des corps nus qui sont présentés en face. La chair et les imbrications des danseur.euse.s dans Une lente introduction (2007 – Aldo Lee) crée un magma de corps qui ne dit pas s’il s’agit d’un charnier, d’une orgie, d’une mêlée abstraite. Encore une fois, nous nous attendions à un dispositif de monstration différent avec de la matérialité, des références à d’autres pratiques dans ce lieu à la croisée des arts contemporains qu’est le FRAC et à la lumière des liens que tissent Boris Charmatz avec d’autres artistes.

Les expositions de Iris van Herpen – Sculpting the senses récemment au musée des Arts Décoratifs de Paris ou bien l’exposition Les Portes du Possible au Centre Pompidou Metz 2022 auraient pu donner des idées pour une plus grande originalité et éviter le « mouroir » des musées qu’évoque Jérôme Bel et Boris Charmatz dans leur conversation au sujet du musée de la Danse, musée entrepris comme projet pour le CCN de Rennes par Boris Charmatz. Cette discussion entre les deux chorégraphes offrent un point de vue intéressant qui venait compléter la visite de l’exposition.

Pour Transept, j’ai été plus convaincu.e, cette pièce étant présentée sur un écran plus grand, format cinéma et dans une pièce sombre, le tout permettait de mieux s’y plonger. Nous entrons dans la basilique gothique Saint-Eustache et entendons un sifflotement, un hululement. Y aurait-il une chouette dans l’église ? Une chouette dans une église : c’est Boris Charmatz qui y sifflote en dansant.

l'image présente Boris Charmatz dans l'église présentée à l'envers. Le choeur de l'édifice est ainsi visible la tête en bas comme le danseur.

La danse si longtemps bannie par l’Eglise et du lieu y revient comme d’autres arts contemporains puisque cette même cathédrale Saint-Eustache, se trouvant à Châtelet-les-Halles à Paris, accueille un triptyque de Keith Haring. Le danseur et chorégraphe utilise tout l’espace et malgré l’écran, cette fois, nous sommes plongés dans l’œuvre. Le réalisateur César Vayssié, avec cette commande de 2023, instaure un espace cinématographique avec une rupture du haut et du bas, une rupture entre sphère terrestre et céleste entre espace et sol du lieu sacré : à Saint-Eustache, la gargouille prend vie. La jupe qu’il porte rappelle le plumage d’un oiseau. Chef d’orchestre des oiseaux invisibles de l’église, l’habit rappelle aussi les moments où l’orgue dans une église donne cette atmosphère si puissante et spirituelle et où l’on ne voit pas forcément d’où provient le son car il emplit tout l’espace.

Pour mieux habiter les lieux, l’artiste sifflote de nombreuses mélodies connues, de western d’opéra rendant plus absurde le chemin chorégraphique à la croisée de la nef et du transept juste devant le chœur au centre du transept. C’est ce croisement qui permet que la danse intègre ce lieu, entre spiritualité, le chœur, et la nef où les références sont populaires et les personnes viennent comme iels sont. En sifflotant, mais aussi en tapant, frappant, il utilise tout son corps. Il en vient même jusqu’à intégrer ses doigts dans sa bouche faisant écho à la performance filmée de l’homme qui vomit de Christian Boltanski. Il crée ainsi musique et danse, mobilisant tout son corps.

Conclusion et réflexions.

L’exposition nous marque ainsi par l’originalité chorégraphique et dansée mais elle reste un peu moins surprenante que l’on pourrait s’y attendre pour une première dans une institution française. J’ai relevé le manque de programmation dansée et de performances puisque Marseille et la région sud sont plutôt actif.ve.s et réactif.ve.s dans ce domaine. On aurait pu s’attendre à  plus d’interventions qui auraient permis d’aborder et de voir l’exposition de manières diverses et de présenter des corps en chair et mettre au défi la rigidité de la matérialité des écrans. Finalement, nous ressortons de cette exposition avec une grande admiration pour l’artiste, une vision panoramique de son travail sans forcément une réponse à la question : « comment faire musée de la danse, comment exposer la danse ? »

Sources :

Exposition Boris Charmatz – Danses gâchées dans l’herbe, Boris Charmatz, exposition du 9 décembre 2023 au 24 mars 2024, FRAC – plateaux explorations et performatif intérieur, commissaire Muriel Enjalran, en partenariat avec Terrain, feuillet d’exposition

Emails 2009-2010, Jérôme Bel et Boris Charmatz, Les presses du réel, 2013

Exposition On danse ?, Mucem, Du mercredi 23 janvier 2019 au lundi 20 mai 2019 — Commissaire général : Emilie Girard, conservatrice en chef du patrimoine, responsable du département des collections et des ressources documentaires au Mucem—Commissaire associée : Amélie Couillaud, commissaire d’exposition indépendante, programmatrice de spectacles—Scénographie : Cécile Degos.

Victoria de Bank

©photographies personnelles