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Le Château d’Otrante, à l’origine du roman gothique

Le roman gothique naît en 1764 avec le Château d’Otrante d’Horace Walpole, récit qui a eu une influence considérable dans l’histoire de l’art.

Si depuis plusieurs décennies la popularité de la littérature fantasy ne fait plus débat, l’imaginaire puisé dans l’époque médiévale trouve son origine il y a quelques siècles.

Dans une Angleterre qui voit en Europe, et en particulier en France, la philosophie des Lumières émerger, Horace Walpole (1717-1797), lord anglais fantasque, n’est pas convaincu par ces nouvelles idées venant du continent. Loin du rationalisme et du progrès scientifique, son cercle d’intellectuels et lui-même sont plutôt influencés par les œuvres de Shakespeare et des philosophes anglais. C’est notamment à cette époque que le philosophe Edmund Burke (1729-1797) publie Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), qui met en avant le sublime comme idéal esthétique. Le sublime aura par la suite une grande influence sur le roman gothique et de nombreux éléments du genre reprendront l’idée du sublime comme la peur ou la confrontation de l’individu face à ce qui le dépasse. Le roman gothique naît en 1764 avec la parution du Château d’Otrante d’Horace Walpole, un récit aujourd’hui classique mais qui aura une influence considérable dans l’histoire de l’art.

En plein milieu du Moyen-Age, dans le sud-est de l’Italie, le seigneur Manford règne sur la contrée d’Otrante. Le début du récit relate le mariage de son unique héritier avec une princesse locale, Isabella. Lors de ce mariage, un événement surnaturel vient perturber la cérémonie : un heaume gigantesque qui semble tombé du ciel écrase son fils. Une foule se masse autour du casque et un paysan dit reconnaître le heaume d’un chevalier légendaire, Alfonso. Le seigneur, furieux, accuse cet homme de sorcellerie et le désigne comme responsable de la tragédie, avant de le faire emprisonner dans ce heaume. Plus tard, pressé par son désir et l’enjeu politique de son héritage, Manfred demande sa main à la promise de son fils. Isabella, effrayée par l’insistance de Manfred, s’enfuit pour échapper au seigneur et à sa rage. Plusieurs éléments fantastiques surgissent dans ce passage : Manfred aperçoit les tableaux de la chambre qui s’animent et entend des murmures lointains. Isabella de son côté se perd dans le château qui devient rapidement un sombre et terrifiant dédale, hanté par le bruit du vent et le claquement de lourdes portes. Réussira-t-elle à s’échapper ? Rien n’est moins sûr…

Le roman gothique et le sublime

Ce récit d’apparence banale est toutefois très novateur et sa publication en 1764 est le fondement d’un genre littéraire nouveau, explicité dans le second titre de l’œuvre (The Castle of Otranto, a Gothic Story): le roman gothique. Dans cette Angleterre du milieu du XVIIIe, le contexte intellectuel est favorable à l’émergence de ce nouveau genre. En littérature, il y a bien évidemment l’influence de Shakespeare et des personnages types, tels que le roi fou du Roi Lear, ou du surnaturel de Hamlet, des éléments que l’on retrouve dans le récit de Walpole. En philosophie de l’art, l’ouvrage de Burke publié en 1757 est un événement majeur, puisqu’il met en lumière le sublime, une esthétique particulière qui a une influence sur les arts, aussi bien en peinture qu’en littérature. Le sublime désigne ce qui dépasse l’individu et ses capacités d’entendement. Un élément sublime se reconnaît à sa capacité à nous faire ressentir l’immensité et notre petitesse par rapport à elle. La peur et les événements surnaturels sont des éléments omniprésents dans le récit de Walpole : les personnages font face, épouvantés, par ce qui les dépasse. Pour le spécialiste du roman gothique Alain Morvan, ce genre « touche à une universalité : la peur ». A ce titre, Le château d’Otrante compose avec ce qui caractérise ce registre : les souterrains labyrinthiques du château, la nuit, le vent qui hante les longs couloirs ou les tableaux qui s’animent.

Horace Walpole a été dans sa vie très marqué par ses voyages dans les Alpes françaises et italiennes, l’engouement pour les vieux récits et l’esthétique médiévale. Le roman gothique est en effet le fruit d’une certaine nostalgie à l’égard de cette époque encore mystérieuse et presque fantastique. A cet égard, l’introduction du récit nous apprend qu’il s’agit en fait d’un manuscrit mal daté, la rigueur historique n’étant pas le sujet, on sait seulement qu’il émane du profond Moyen-Age et du temps des croisades. L’époque est considérée comme un tout dans lequel se trouvent légendes et figures mythologiques, puisque le roman gothique ne tend pas à reconstituer une réalité historique, mais à perpétuer ces légendes à travers le temps.

La lignée gothique commencée par Le Château d’Otrante se poursuit tout au long de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, par exemple : Vathek (1782) de William Beckford (1760-1844), genre de conte arabe mêlant luxure, guerre, et pacte  avec le diable, Le Moine (1796) de Matthew Gregory Lewis (1775-1818), récit qui accentue l’horreur du genre et dans lequel le diable s’invite chez les ecclésiastiques de Madrid. Ces récits ont en commun une époque médiévale mystérieuse, dans laquelle les individus sont confrontés au surnaturel et où se mêlent religion et apparitions maléfiques. Ainsi, le diable et l’Enfer sont des thèmes omniprésents. Ces ouvrages, non sans porter atteinte à la moralité de l’époque, ont un très large succès dans toutes l’Europe.

L’influence du roman gothique

Les éléments caractéristiques du roman gothique vont avoir une portée considérable sur toute la littérature et les arts du XIXe siècle. On trouve dans le romantisme puis dans le symbolisme cet intérêt du gothique et du Moyen-Age. Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo et son éloge de l’art gothique en sont des exemples flagrants. Et comment ne pas citer Hoffmann ou Allan Poe, dont les thèmes mêlant horreur, fantastique et mystérieux  rappellent les récits des auteurs gothiques du XVIIIe.

En peinture, les représentations du Moyen-Age, des chevaliers et de l’art gothique sont également très présents chez le peintre symboliste Gustave Moreau ou le romantique Gustave Doré, qui convoquent dans leurs œuvres cet imaginaire médiéval. À rebours d’un siècle qui voit la fulgurance des progrès techniques et scientifiques, ces images reflètent le désir artistique de renouer avec ces anciennes légendes.

Un désir que l’on perçoit encore aujourd’hui, notamment avec le succès de la littérature fantasy. Le pilier du genre, Tolkien, reprend cet imaginaire dans son immense œuvre, mêlant nombreuses légendes nordiques, celtiques, anglo-saxonnes et orientales. Si les récits de Tolkien sont issus d’un univers totalement imaginé, l’auteur, expert en langues anciennes, se base finalement sur des connaissances très concrètes des anciens mythes, dont les influences sont facilement reconnaissables à travers les descriptions qu’il fait des peuples, des héros ou de l’architecture. Beowulf, La chanson de Roland, les récits de Chrétien de Troyes sont parmi les nombreuses sources d’inspiration des œuvres de l’auteur anglais, dont le Hobbit ou le Seigneur des anneaux

On doit à John Howe, un des illustrateurs de l’œuvre de Tolkien, une vision directe de ce mélange des mythes et dans laquelle est nettement visible l’inspiration d’éléments gothiques : la chevalerie, les armures, les châteaux forts, l’architecture des cathédrales sont omniprésents dans ses illustrations. Passionné par cette époque dès la découverte des cathédrales à son arrivée en Europe, le dessinateur d’origine canadienne y trouve une inspiration majeure pour ses illustrations. Son art témoigne qu’à travers le temps, la fascination pour ce Moyen-Âge n’a finalement jamais faibli. 

Au-delà de son influence majeure dans l’histoire de la littérature, le roman gothique a nettement explicité une tendance, le souhait de l’artiste de puiser dans l’imaginaire médiéval pour susciter certaines émotions dans leurs œuvres : aussi bien la peur que le courage, l’épouvante que l’acte de bravoure, et c’est ce pourquoi il est aussi fascinant.