D’ocre et de safran – les femmes rousses sont dangereuses

Il est d’ocre et d’agate, de safran et de cornaline. Il brûle dans le haut d’une flamme, il fait la chaleur et tomber les feuilles. Kandinsky, dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, le décrit comme une personne sûre d’elle, le son de la « voix puissante d’un alto » ou d’« une cloche de ton moyen qui appelle l’Angélus. »
J’aime me dire que les femmes rousses ont cette voix d’alto, qu’elles appellent à l’Angélus et, surtout, qu’elles sont sûres d’elles. En peinture, elles sont celles qui inquiètent les hommes. Celles qui lisent, celles qui pensent, celles qui savent, celles qui sont libres. Flammes des Enfers ou celles du bûcher, la rousseur les range du côté du Diable. Elles sont du clan des sirènes, des hystériques, des enchanteresses, du clan de Marie-Madeleine et Judith, de Lilith et Circé, de Luisa Casati et Perséphone. Ces cheveux de feu sont synonymes de force et de liberté – ils sont un cri de résistance.
La femme que l’art rend rousse est celle dont l’homme a peur. Il ne parvient pas à avoir l’ascendant sur elle, et dans un essai désespéré (et désespérant) de garder la main, il en fait une tentatrice, l’allégorie d’une force du mal dont elle porte le rictus. Il y a de quoi en sourire.
Des sirènes à celles que l’on déshabille, du rire du Diable aux larmes des Saintes, laissez-moi vous raconter ces femmes à la chevelure de feu, qui défient et terrifient les hommes, qui se lèvent et crient pour les femmes.
Du côté des légendes, du Diable et des sortilèges
Lilith

© Wikimedia
Lilith est le démon de la nuit ou des vents, selon les versions. Dans les écrits hébraïques, elle est la première femme d’Adam – créée, non de lui mais comme lui de la glaise. Elle ne peut pas avoir d’enfant, et s’en retrouve donc seule. Par vengeance, elle aurait rejoint Satan et serait devenue une avorteuse, un danger pour les femmes enceintes et les nouveaux-nés. Elle pousse à l’infanticide, elle essaie de briser les amours en s’infiltrant dans le foyer – si on la surprend, la voilà qui, oiseau maudit, s’envole dans la nuit. Vengeresse, tentatrice, messagère des Enfers : elle est donc rousse.
Cette soif de vengeance, n’est-ce pas plutôt un désir d’indépendance ? Elle a osé refuser de marcher derrière Adam, refuser de se plier à ce que la société attendait d’elle. Aux côtés de Lilith se rangent les femmes qui ne veulent ni enfant ni mari, qui entendent disposer de leur corps et de leur cœur comme elles l’entendent, les femmes qui veulent marcher seules. Et ces femmes inquiètent, parce qu’elles n’existent que pour elles-mêmes et qu’elles ne servent personne. Elles ne se plient pas aux codes ancestraux qui attendent que l’on soit avant tout femme et mère. Pour ne pas qu’elle donne trop d’idées de liberté aux autres, on en a fait un démon, on l’a associée à la nuit et à la mort – pire, à celles de l’enfance.
Si on l’a réduite à un terrible danger, à une force du mal dont il faut absolument se protéger, ne serait-ce pas parce qu’elle est, depuis la genèse, l’égale de l’homme ? Parce qu’elle ne vient pas de lui, parce qu’elle n’a pas besoin de lui, parce qu’il a peur qu’elle n’ose s’affranchir de son regard, voire même le dépasser ?
Circé

© Wikimedia / Alte Nationalgalerie, Berlin. Photo: Jörg P. Anders.
Circé – déesse, enchanteresse, magicienne, sorcière. Fille d’Hélios (le Soleil) et d’une océanide, elle vit seule sur une île sur laquelle s’échouent un jour Ulysse et ses compagnons. Sans doute connaissez-vous l’histoire : elle transforme l’équipage en porc, et finit par séduire Ulysse, qui passe des années sur l’île, perdu dans les bras de cette terrible tentatrice. Enchanteresse hors pair, Homère la qualifie de polyphármakos, virtuose des potions et capable de métamorphoser. Elle drogue, elle séduit ; elle fascine. Et Circé, évidemment, est rousse elle aussi. Ses cheveux rappellent le feu sur lequel elle prépare ses philtres. Elle est rarement effrayante, cependant – sa menace semble douce. Enfermée dans la solitude, elle ne semble pas en souffrir. Encore une fois, une femme seule, indépendante, qui séduit et semble avoir une sexualité libre – rôles réservés aux hommes.

© Glasgow Museum Resource Center
Légendes arthuriennes

© Birmingham Museum and Art Gallery
La fée Morgane : formée par Merlin, la magicienne oscille entre ténèbres et lumière. Chez Geoffroy de Monmouth, elle accueille Arthur à Avalon (l’au-delà celte), chez Chrétien de Troyes, elle est sa sœur et combat à ses côtés. Mais, d’autres la considèrent comme une traîtresse, redoutable adversaire des Chevaliers de la Table Ronde. Quel que soit son rôle, reste une constante : sa puissance, et, vous commencerez à comprendre que c’est un motif récurrent, son indépendance. Si elle est mariée dans le cycle sur Lancelot, elle est infidèle (évidemment). Elle combat aux côtés des hommes ou se dresse contre eux ; elle est seule, libre ; ses philtres et sorts lui permettent de jouer avec la réalité, la vie, la mort, l’amour : elle ne peut qu’être rousse.

© Wikimedia
Restent encore toute une foule de créatures, mauvaises, inquiétantes, de ces fantômes qui hantent les imaginaires et font les cauchemars. Prenons vampires et sirènes : elles ont de commun de lier séduction et mort. Restez sur vos gardes face aux femmes tentatrices, messieurs, n’écoutez pas leur chant, elles vous noierons ou planterons leurs canines dans votre nuque. Mais, là encore, qui sont réellement ces femmes qui hurlent dans le vent et se nourrissent de sang ? Des folles, sans doute, allégorie de l’hystérie – dérivé du mot hystera, utérus. Associée au diable et aux troubles sexuels et mentaux, elle ne concerne évidemment que les femmes. Vous avez sans doute compris la chanson : diable, sexualité libre, volonté d’indépendance : rousse.

© Wikimedia / Munch Museum

© Royal Academy of Arts
La sexualisation, soumission manquée
Souvent en peinture, la rousseur est sexualisée. Positions lascives, cheveux détachés, nudité. C’est (encore) une façon de réduire ces femmes, d’essayer de les contenir, de faire en sorte qu’elles n’inspirent pas le respect. Le meilleur exemple de ce fait se trouve dans les représentations de Marie-Madeleine, sujet absolument fascinant.
Marie-Madeleine

© Wikimedia / Art Renewal Center
La seule femme des Écrits saints qui ne soit associée à aucun homme : elle n’est la fille, la mère, la sœur ou la femme de personne. Elle tient son nom de son origine – elle est de Magdala, donc Magdalene, Madeleine. Elle sait lire. Elle est la seule femme de la suite de Jésus, la seule apôtre – l’apôtre des apôtre, même, puisqu’elle est le premier témoin de la résurrection.
Dans l’imaginaire collectif, elle est la prostituée qui a lavé les pieds du Christ de ses larmes – aucun écrit pourtant ne dit que cette pleureuse était une prostituée, et surtout, aucun ne dit qu’elle était Marie-Madeleine.
On retient également le noli me tangere que lui a lancé Jésus à sa résurrection. Généralement traduit en ne me touche pas, il peut également vouloir dire ne me retiens pas, ce qui change complètement l’histoire.

© Wikimedia
Marie-Madeleine, dans la peinture, est toujours rousse, cheveux détachés, symbole d’intimité. Le regard masculin la déshabille, la sexualise : ses extases paraissent terriblement érotiques, ses positions n’ont rien de chaste. Elle est devenue un symbole de désir, de tentation, une femme facile, accessible et désirable : elle aurait plus sa place dans une maison close que dans celle de Dieu. On la fait pleurer, également : elle est faible, elle se repend, pauvre enfant.

Si elle est sexualisée, si elle n’est plus que corps et larmes, c’est parce qu’il faut la rabaisser. Elle est libre, elle est indépendante, elle ne dépend d’aucun homme. Elle réfléchit, elle lit. Terrifiante. Alors, on la déshabille, et on met feu à ses cheveux.
L’intimité

© Wikimedia / PD-Art
Dans l’intimité, il en va de même. La rousse est déshabillée, elle est rendue accessible. Si on la surprend à sa toilette, elle n’est pas dans une position digne, sa bretelle tombe et son dos est blanc. Elle lit nue, elle a les cheveux emmêlés ou flottants, elle a l’air désinhibé. Il semble toujours qu’elle ne soit pas dérangée par ce regard posé sur elle, qu’elle le remarque à peine ou l’ait cherché : c’est une fille facile. Et, comme toujours derrière la fille facile, il n’y a en réalité qu’une femme qui se permet de vivre sa sexualité comme seul un homme doit en avoir le droit, de disposer de son propre corps. Derrière la fille facile, il n’y a qu’une femme libre.

© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
J’ai découvert il y a plusieurs années déjà ce mythe de la rousseur – il m’a valu de le devenir. Les cheveux de ces femmes sont de la couleur du feu – ce feu de la connaissance qu’a volé Prométhée et qui a donné à l’humanité sa liberté. Elles arborent depuis l’aube des temps l’étendard de la liberté, s’affranchissent des règles d’un monde trop masculin. Je suis fière de pouvoir dire que j’appartiens à une génération de femmes qui, comme elles avant nous, volent le feu sacré et s’en teignent les cheveux, crient, n’ont peur ni de déranger ni d’être libres. Nous sommes, vous et moi, les filles des sorcières qu’ils n’ont pas su brûler.