Catégories
CinémaCulture & Arts

Le Mal n’existe pas ou “Comment l’eau coule toujours vers le bas”

Le dernier long métrage de Ryûsuke Hamaguchi n’a peut-être pas suscité le même effet que Drive My Car – une montagne russe émotionnelle aux protagonistes profondément touchants et aussi difficiles à oublier que la Saab 900 Turbo rouge dans laquelle ils ont trouvé du réconfort ensemble – mais il a néanmoins de nombreux mérites. En effet, avec Le Mal n’existe pas, le réalisateur japonais a prouvé, une fois de plus, que le vrai sens ne vient pas de grands gestes, mais se cache dans les détails. Et pour y parvenir, il suffit d’apprendre à être attentif. 

L’attention est une qualité que Hamaguchi a probablement acquise en réalisant des documentaires avec Sakai Koi, pour lesquels ils ont interviewé des survivants du tremblement de terre et du tsunami qui ont secoué la région nord-est du Japon en 2011. Ensemble, ils ont soigneusement documenté et reconstitué les témoignages des personnes touchées par ces catastrophes, ainsi que les traumatismes qu’elles ont vécus. Un processus au cours duquel ils ont appris à écouter et, surtout, à se servir de cette écoute comme point de départ pour créer.  

Takumi et Hana: vivre en harmonie

À bien des égards, Le Mal n’existe pas ressemble à un documentaire. Tout au long du film, nous suivons Takumi (Hitoshi Omika), un véritable « homme à tout faire ». Père veuf d’une petite fille de huit ans, celui-ci est profondément attaché à son environnement naturel et incarne le mode de vie rural de la plupart des habitants de Mizubiki, un village tranquille situé à la périphérie de l’agitation tokyoïte. Comme Hirayama de Perfect Days, toute l’existence de Takumi dégage un sentiment de paix et de plénitude. Nous le voyons passer ses journées à couper du bois, à recueillir de l’eau de source pour un restaurant local d’udon et à se contenter d’effectuer toutes sortes de tâches manuelles pour le bien de sa communauté. Une routine qui l’absorbe presque entièrement, au point qu’il oublie souvent d’aller chercher sa fille Hana (Ryô Nishikawa) à l’école. 

Comme un documentariste, ce qui importe le plus à Hamaguchi, dans Le Mal n’existe pas, c’est l’observation. Une déclaration qu’il exprime clairement dès le début avec un travelling de 10 minutes d’arbres de la forêt vus d’en bas, accompagné de la musique envoûtante de la compositrice Eiko Ishibashi. Le réalisateur s’attache à observer la vie de Takumi et de Hana en lien avec celle des autres habitants de Mizubiki, mais aussi et surtout en lien avec leur environnement naturel. Une harmonie, qui peut même sembler mystique à bien des égards, tant elle fait manifestement partie de leur identité. Du moins, jusqu’à l’arrivée de deux citadins, Mayuzumi (Ayaka Shibutani) et Tahasi (Ryuji Kosaka), qui annonce la construction d’un site de « glamping » dans la forêt. 

Takumi (Hitoshi Omika) dans Le Mal n’existe pas. © Crédit photo : m-appeal

Le projet de “glamping”: rompre l’équilibre 

Le projet, développé par une agence de talents appelée Playmode et né de la contraction des mots « glamour » et « camping », est un moyen évident pour Hamaguchi de critiquer ouvertement le surtourisme et la gentrification. C’est la preuve de ce que les gens sont prêts à faire lorsqu’ils sont poussés par la cupidité et l’opportunisme, étant donné que l’entreprise basée à Tokyo a acquis un ensemble de terres forestières afin de dépenser un fond d’aide gouvernemental pour le COVID-19 dont la date limite approche. Pour cette raison, les plans de construction du camping n’ont aucun sens et menacent l’équilibre délicat mais vital que les habitants de Mizubiki ont réussi à maintenir au fil des années avec la nature. 

La fragilité de cet équilibre est une préoccupation qu’ils expriment lors d’une réunion tenue par Mayuzumi et Tahasi, les représentants de Playmode, dans une scène si spontanée en apparence qu’on la croirait tirée d’un documentaire de Frederick Wiseman. L’un après l’autre, les habitants du village expliquent que la construction d’une fosse septique polluerait l’eau de montagne, qui est la force vitale du village, et que l’absence de surveillance du site pourrait augmenter le risque de propagation des feux de forêt. Ce qui démontre que, comme le maire du village (Taijiro Tamura) l’a bien exprimé : ceux qui sont au sommet doivent se rappeler que « l’eau coule toujours vers le bas », puisque leurs actions ont des répercussions sur ceux qui se trouvent au bas de l’échelle. Et surtout, que la rupture de l’équilibre avec la nature peut être synonyme de destruction pour tous.

Takumi (Hitoshi Omika) et Hana (Ryô Nishikawa) dans Le Mal n’existe pas. © Crédit photo : m-appeal

Une ode à la Nature

Même si Le Mal n’existe pas dénonce les effets néfastes de l’activité humaine sur l’environnement et dépeint le conflit permanent entre capitalisme et nature, entre locaux et étrangers, ce n’est pas un film manichéen. Comme l’indique le titre du film, dans la nature humaine, comme dans le monde naturel lui-même, il n’y a pas de distinction claire entre le bien et le mal. Mayuzumi et Tahasi, qui au départ ne semblaient pas se soucier des locaux, sont ainsi capables de montrer leur côté humain et de manifester un intérêt sincère pour leur mode de vie. De la même manière, les habitants de Mizubiki révèlent que, comme un cerf qui est généralement paisible et n’attaque que lorsqu’il se sent en danger, ils sont prêts à tout pour défendre leurs droits. 

Finalement, ce qui ressort le plus de ce film, c’est l’impression que Hamaguchi a laissé la nature parler d’elle-même. Le projet est né de la musique d’Eiko Ishibashi, avec laquelle il a travaillé pour Drive My Car et Gift, film qu’il a réalisé l’année dernière pour accompagner la live performance d’Eiko. Hamaguchi lui-même a déclaré qu’au début, lorsqu’il a reçu la musique qu’elle avait composée pour lui, il ne savait pas trop quoi en faire. Jusqu’à ce qu’il décide de visiter le lieu où elle vit et travaille, situé en pleine nature et à proximité du village où se déroule finalement le film. C’est à ce moment-là qu’il a eu l’idée de l’histoire. Lui, un citadin, a décidé de tendre l’oreille à la forêt, de faire attention à son environnement. Ce qui explique pourquoi, dans ce film, sa principale interlocutrice, dont il a décidé de porter la voix, est la nature elle-même.

English version :

Evil Does Not Exist or “How water always runs downhill”

Hana (Ryô Nishikawa) dans Le Mal n’existe pas. © Crédit photo : m-appeal

Ryûsuke Hamaguchi’s latest feature film might not have stirred the same effect as his 2021 Oscar-winner Drive My Car – a masterfully piloted, emotional rollercoaster who’s deeply touching protagonist are as difficult to forget as the red Saab 900 Turbo in which they found solace together – but has nonetheless much to be praised for. As with it, the Japanese director proved, once again, that true meaning doesn’t come from grand gestures, but hides in the details. And, in order to attain it, one has to simply learn how to pay attention.

This is a quality that Hamaguchi probably acquired from his time making documentaries with Sakai Koi, for which they interviewed survivors affected by the 2011 earthquake and tsunami that shook the North-Eastern Region of Japan. Together, they carefully documented and reconstituted the oral testimonies of those affected by these catastrophic events, bearing witness to all the trauma they endured. A process in which they learn how to listen and, above else, how to use that as a starting point to create. 

Takumi and Hana: living in harmony 

In many ways, Evil Does Not Exist feels like a documentary. Throughout it, we followed Takumi (Hitoshi Omika), a literal “jack of all trades”. A widowed father of an eight-year-old girl, who’s deeply connected to his natural surroundings, and who incarnates the rural lifestyle of most of Mizubiki’s inhabitants, a calm village located at the outskirts of Tokyo’s turmoil. Like Perfect Day’s Hirayama, Takumi’s whole existence emanates a sense of peace and fulfillment. As we see him spending his days chopping firewood, collecting spring water for a local udon restaurant and contenting himself with doing all sorts of manual tasks for the sake of his community. A routine that engrosses him almost entirely, up to a point where he often forgets to pick up his daughter Hana (Ryô Nishikawa) from school. 

Like a documentarian, what matters the most to Hamaguchi in this film is observation. A statement which he makes clear from the beginning with a hauntingly beautiful 10 min tracking shot of forest trees seen from below, accompanied by the entrancing music of composer Eiko Ishibashi. Hamaguchi cares to observe Takumi’s and Hana’s lives in relation to the other Mizubiki residents, but mostly, to their natural environment. A harmonious rapport, that might even seem mystical in many regards, as it clearly is an integral part of who they are. At least, until the arrival of two city dwellers, Mayuzumi (Ayaka Shibutani) and Tahasi (Ryuji Kosaka), bearing the news of the construction of a “glamping” site in the forest. 

Mayuzumi (Ayaka Shibutani) et Tahasi (Ryuji Kosaka) dans Le Mal n’existe pas. © Crédit photo : m-appeal

The Glamping projet: upsetting the balance 

The project, developed by a talent agency called Playmode and born from the contraction of the words “glamorous” and “camping”, is the perfect way for Hamaguchi to overtly criticize overtourism and gentrification. It is the proof of the lengths people will go when driven by greed and opportunism, as the Tokyo-based company acquired a package of the forest land as a way to spend a government relief fund for COVID-19 whose deadline is approaching. This explains why the construction plans of the camping site make no sense whatsoever and threaten the delicate yet vital equilibrium that Mizubiki’s inhabitants have been able to maintain through the years with their natural surroundings. 

This is a concern that they express in a meeting held by Mayuzumi and Tahasi, Playmode’s representatives, in a scene so seemingly spontaneous, that it might look like it was taken out of a Frederick Wiseman documentary. One after the other, the locals explain that the construction of a septic tank would cause pollution to flow downstream from the water mountain, which is the lifeblood of the village, and that the site’s lack of supervision could increase the risk of wildfires spreading from campfires. Showing that, as the village mayor (Taijiro Tamura) beautifully put it, those at the top need to remember that “water always runs downhill”, as their actions have repercussions for those at the bottom. And more importantly, that upsetting the balance with nature could mean destruction for all.

An ode to Nature 

Even though Evil Does Not Exist denounces the damaging environmental impact of human activity, and is a clear depiction of the ongoing conflict between capitalism vs. nature, of locals vs. outsiders, it is not a manichaean film. As the title rightly puts it, evil does not exist. In human nature, as in the natural world itself, there is no moral compass, no clear distinction between the good and the bad. As even Mayuzumi and Tahasi, which at first didn’t seem to care about the people in Mizubiki, are able to show their most humane side and manifest a genuine interest for the locals’ way of life. In the same way, those living in Mizubiki reveal that, like a deer who’s generally peaceful and only attacks when feeling in danger, they are willing to set aside their good disposition to defend their rights.

In the end, what strikes the most about Evil Does Not Exist, is the feeling that it would seem that Hamaguchi let nature speak for itself. The project of the film was born from the music of Eiko Ishibashi, with whom he has worked with for Drive My Car and Gift, a film he made last year to accompany her live performance. Hamaguchi himself said that, at first, when he received the music that Eiko composed for him, he was not sure what to do with it. Until he decided to visit the place where she lives and works, which is located in the middle of nature and near the village where the film takes place. Then and there, he got the idea for the story. He, a city dweller, decided to learn from the forest and pay attention to its surroundings, which explains why, in this film, his main interlocutor, whose voice he decided to carry, is that of nature itself.