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Hamlet, entre spleen et idéal

Hamlet, c’est le « to be or not to be », la parfaite représentation de ce qu’est la poésie shakespearienne, l’art de Moreau ou encore le spleen baudelairien : une douleur de vivre qui ne sait se nommer, un rêve triste. Aucune autre pièce de Shakespeare ne saurait mieux qu’Hamlet défendre le concept du spleen, et raconter l’influence du dramaturge anglais sur la génération de Baudelaire et Moreau et la révolution artistique qu’elle a menée.

Eugène Delacroix, Hamlet tente de tuer le roi, 1843
© Musée du Louvre / Laurent Chastel

Dans l’appartement de jeunesse de Baudelaire, sur l’île Saint-Louis, des murs rouges décorés de la collection des Hamlet de Delacroix, série de gravure de 1843. Rien de plus n’ornait ces murs.

Son ami Théodore de Bainville en dira que le poète « vivait avec Hamlet, c’est-à-dire avec un autre lui-même. » 
Un autre lui-même, comme si Baudelaire était Dorian Grey et Hamlet son portrait. L’inverse peut-être, fictif donc immortel, Hamlet ne vieillit pas et c’est Baudelaire qui se dégrade.
Un autre lui-même, parce que Hamlet incarne le spleen de Baudelaire, cette immuable mélancolie de vivre, il est l’âme du poète et celle de cette si pesante existence dépourvue de sens. Il n’y a pas de hasard dans le fait que, parmi tous les personnages de Shakespeare, Baudelaire ait choisi Hamlet pour compagnon de chambre.

Hamlet, c’est l’immensément connu être ou ne pas être, c’est l’histoire d’un prince déchu qui feint la folie pour venger sa lignée, celle d’un homme qui pour cette vengeance doit se séparer de la femme qu’il semble aimer, l’histoire d’un garçon seul et blessé, celle d’un stratagème absurde. Hamlet, c’est la parfaite métaphore du héros errant qui n’a pas quitté sa cour, fou sans vraiment l’être, écrasé par l’absurdité de l’existence.

Le rouge shakespearien, idéal baudelairien

Gustave Moreau, Lady Macbeth
© Musée Gustave Moreau, Paris

Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce cœur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;

Charles Baudelaire, L’idéal, Spleen et Idéal- Les Fleurs du mal, 1857

Les murs où sont accrochées les lithographies de Hamlet sont rouges, disais-je : ce n’est en rien un détail. 

Dans la poésie baudelairienne, il y a deux pôles : l’idéal et le spleen.
Le premier est rouge, et d’une nuance très particulière : le rouge baudelairien, comme il le dit dans le poème cité ci-dessus, c’est le rouge de l’âme puissante au crime de Lady Macbeth, c’est un rêve d’Eschyle, une tragédie grecque, transportée par les autans, vents d’orage venus du sud. 
Le rouge shakespearien est celui du sang et du poison, celui des tempêtes et des hurlements qui peuplent son oeuvre. 

Ces deux rouges sont les mêmes, teintés de folie humaine, de larmes et d’orages. Ce sont des rouges ternis, celui du sang séché et non du sang frais, celui d’une mort prochaine, des rouges qui dégoutent presque de paraître sales : Moreau, mieux que tout autre, l’a compris, en témoigne le rouge parfaitement shakespearien, baudelairien si l’on veut, des tentures de sa Lady Macbeth.

Je m’avancerai à dire que le rouge, chez Moreau, tient de celui de Shakespeare et Baudelaire, il a la même nuance mélancolique. C’est de ce rouge que me vient cet article : Moreau et Baudelaire vouaient à Shakespeare la même admiration, et leurs rouges se répondent. 

Pourquoi, de tous les artistes et de tous les poètes, choisir Baudelaire et Moreau? 
Pour ce rouge, justement, qui n’est que synesthésie de ma part : Baudelaire comme Moreau voient dans le théâtre shakespearien un miroir de leur idée de la poésie – plus que de la poésie, et le mot serait plus à propos pour cet article, notamment pour Moreau, leur idée du rêve. 

Le peintre voit dans le poète anglais un des deux grands génies du Nord (le second étant Rembrandt). Dans L’assembleur de rêves, recueil des écrits du peintre, il parle d’une imagination à la Shakespeare, ce dernier étant pour lui le poète par excellence, maître du monde qu’est celui de son imagination, monde auquel Moreau considère, à juste titre sans doute, appartenir.

Gustave Moreau, Hamlet
© Musée Gustave Moreau

Pourquoi Hamlet, plutôt que le roi Lear ou Macbeth ? 

C’est avec Le Roi Lear, pourtant, que Moreau a rencontré le « génie de Shakespeare ». C’est Macbeth que Baudelaire évoque lorsqu’il veut parler de son rouge idéal.

Mais Hamlet, c’est le to be or not to be, la parfaite représentation de ce qu’est la poésie shakespearienne, l’art de Moreau ou encore le spleen baudelairien : une douleur de vivre qui ne sait se nommer, un rêve triste. Aucune autre pièce de Shakespeare ne saurait mieux qu’Hamlet défendre le concept du spleen, et raconter l’influence du dramaturge anglais sur la génération de Baudelaire et Moreau et la révolution artistique qu’elle a menée.

Drame en cinq actes, Hamlet est écrit en 1603. 
Fils du roi du Danemark, Hamlet commence alors que ce dernier vient de mourir. Son oncle lui a succédé, et le fantôme de feu le roi révèlera au jeune homme avoir été assassiné par ce dernier. Hamlet doit venger son père : pour mener à bien ce projet, il va simuler la folie. C’est cette folie, et la confusion qu’elle entraîne à la cour, qui rythme la pièce. 

De la pièce, l’art du XIXe siècle, qui redécouvre Shakespeare, retient surtout la figure d’Ophélie, amante d’Hamlet qui meurt noyée de désespoir (la folie d’Hamlet fut notamment mise sur le compte de son amour pour elle) – vous connaissez sans doute l’Ophélie de Millais. Elle n’était pas aux côtés d’Hamlet sur les murs de Baudelaire, mais Delacroix en réalise une lithographie.

Eugène Delacroix, Ophélie, 1843
© Musée du Louvre / Laurent Chastel

C’est à la jeunesse que Shakespeare parle : Baudelaire a 22 ans lorsque Delacroix réalise ses lithographies, Moreau 24 lorsqu’il peint Hamlet. Esseulée, incomprise, la jeunesse artistique se reconnaît dans les héros maudits du dramaturge. Deux cent ans avant eux, dans l’Angleterre élisabéthaine, cet homme dont personne ne sait rien s’est posé les mêmes questions sur l’existence, a pensé la poésie et le monde de la même manière.
Shakespeare est très souvent cité par Moreau comme un génie, dont il s’inspire, lui qui a hérité de cette imagination shakespearienne que j’évoquais plus haut. 
Ophélie est l’idéal féminin de l’époque, amoureuse désespérée morte tragiquement ; Hamlet est le poète qui souffre du mal du siècle. Comment pourraient-ils ne pas s’y reconnaître?

Comme Baudelaire se reconnaît en Hamlet, Moreau trouve dans Shakespeare l’occasion de se raconter. À un ami, il écrit à cette période que « tous ces sujets sont des prétextes à exprimer la poésie et la flamme qui se trouve en (lui) ». Hamlet devient pour lui aussi un autre lui-même. Du prince qui feint la folie au peintre incompris, il n’y a qu’un pas ; du héros qui ploie sous l’existence au poète maudit de l’île Saint-Louis, qu’un seul pas aussi. 
Dans ce portrait d’Hamlet par Moreau, on voit ce que l’on veut ; je ne peux m’empêcher de voir Baudelaire, assis dans sa chambre rouge.

Être ou ne pas être : la folie, l’absurde et le spleen

Être, ou ne pas être, c’est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte? 
Mourir… dormir, rien de plus ; … et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du coeur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c’est là un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur.

Mourir… dormir, dormir! Peut-être rêver!

Shakespeare, Hamlet

À la fin du XIXe siècle, le monde change trop et trop vite, il devient absurde. Sans doute la phrase la plus connue de Shakespeare, être ou ne pas être est la formulation parfaite de ce que l’on a appelé le mal du siècle, le spleen, qui tourmente artistes et poètes à la Belle Époque. Et cela se retrouve dans leur art, même sans être mentionné, Shakespeare est là : c’est l’imagination shakespearienne de Moreau.

La pensée shakespearienne a ceci de très particulier qu’elle est muette. Personne ne sait vraiment qui était cet homme, si même il était un homme (de récentes théories évoquent une potentielle attribution de certains de ses textes à Mary Sidney). Il n’a laissé aucun écrit théorique, aucune lettre, rien qui ne permette de comprendre sa pensée. Tout n’est donc que lu entre les lignes de ses tragédies ; on lui prête volontiers la voix d’Hamlet, les tourments de Lear, sans savoir s’ils étaient réellement les siens. Voilà pourquoi parler d’Hamlet pour le spleen plutôt que de Shakespeare. L’un n’existerait pas sans l’autre, mais ni l’un ni l’autre ne semble avoir suffisamment existé pour que l’on s’avance à leur attribuer des idées des siècles suivants.

Et sans y penser, je me suis, à mon vif enchantement, rencontré avec le génie de Shakespeare dont je voyais l’autre jour, représenter un drame. (Le Roi Lear)Je voyais, dans ce drame, qu’au milieu d’une tourmente affreuse, (…) le roi, oubliant la matière, se trouve transporté parle poète dans le domaine pur de l’abstraction et repousse ses amis en leur disant: laissez-moi un peu philosopher avec ce fou et alors de traiter les plus hautes questions de morale et de poésie philosophique. On est ravi, au milieu de ces faits brutaux du drame de Lear, de trouver cette heure sublime où le poète s’épanche et vous livre ce qu’il y a de plus précieux et de plus noble en lui.De même, semblable à Shakespeare, je veux au milieu de cette scène toute matérielle de boucherie ramener la pensée du spectateur vers le seul rêve qui m’anime. C’est la poésie et la supériorité puissante et éternelle sur toutes choses.

Gustave Moreau, L’assembleur de rêves, p.28, discours rapporté d’une discussion avec Eugène Lacheurié et Henri Rupp
Gustave Moreau, Hamlet
© Musée Gustave Moreau, Paris
Gustave Moreau, Hamlet et Laerte dans la fosse d’Ophélie
© Musée Gustave Moreau, Paris

Le génie de Shakespeare, qui est celui de Baudelaire, celui de Moreau et celui du monde, c’est de sortir la beauté du trivial et du violent. Chez Shakespeare, on assassine, on hurle, on se tue ; et c’est splendide. Cela, évidemment, parle à Moreau et à Baudelaire. 

Moreau a beau parler de Lear dans cet extrait, ce qu’il y avance s’applique parfaitement à ses tableaux d’Hamlet. Il en réalise trois : le portrait ci-dessus, et les deux scènes ci-dessous, qui sont parmi les moments les plus brutaux, pour reprendre ses mots, de la pièce. Ophélie meurt : Millais la représente paisible, noyée et Moreau choisit son enterrement. Le ciel est orageux, les personnages confus, on entend le vent et les hurlements. Hamlet tue son oncle, venge son père : il a beau en mourir, c’est en assassin et non en victime que Moreau le représente. 

Tout cela est très baudelairien, la belle violence, les couleurs sombres, toujours ce rouge sang-séché. Moreau et Baudelaire ont le même rêve : c’est la poésie qui gagne, même dans les pires instants. Il n’y a pas de beauté sans tragique, l’idéal ne va pas sans le spleen. 
Hamlet représente cela : il est à la fois, chez Moreau comme chez Baudelaire, l’image de l’absurde, du spleen donc, et celle, par procuration, du génie shakespearien acclamé par Moreau, de l’idéal baudelairien.

Le spleen, mélancolie sans raison apparente, est intimement lié à l’absurdité du monde. Si l’on a pas de foi, que l’on ne croit qu’en l’absurde, c’est-à-dire que tout est vain, rien n’a de sens, tout n’est qu’hasard, le spleen vient facilement. Hamlet est absurde : on ne sait pas pourquoi l’on vit et on meurt pour rien. « Dis-lui cela, / Avec tous les hasards grands ou minimes / Qui m’ont incité à… Mais le reste est silence. » sont les derniers mots d’Hamlet. Parmi les premiers qu’il prononce dans la pièce : « Mais ce que j’ai en moi, rien ne peut l’exprimer. » 

Quiconque a lu Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus, pensera, face à ce mot d’absurde, qu’il n’y a que la mort pour guérir de ce que j’ai ici appelé le spleen, et qu’il faut donc vivre malgré le sentiment de vide qu’il implique – il faut pousser sa pierre, même en ignorant pourquoi on s’acharne à le faire.