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Comptes rendus d'exposCulture & Arts

Déambulation au FRAC Île-de-France

À seulement quelques mètres des Buttes-Chaumont, dans un bâtiment conçu par l’architecte Jean-Marc Lalo, se situe le Fonds Régional d’Art Contemporain de la région Île-de-France. Véritable « îlot » muséographique en plein cœur du 19e arrondissement de Paris, le FRAC Île-de-France rassemble plus de 2100 œuvres d’artistes franciliens actuels et propose de nombreuses expositions.

Institutions à l’origine fondée en 1982, le FRAC Île-de-France se divise désormais en plusieurs sites. En 2002, s’ouvre le « Plateau » dans le 19e arrondissement, dont il sera particulièrement question dans le présent article. Le « Château » à Rentilly (77 600), inauguré en 2014, fait office de second lieu d’exposition dans le parc culturel de Rentilly-Michel Chartier. Enfin, en 2021, sont inaugurées les Réserves du FRAC à Romainville (93 230), où 1600 m2 sont dédiés au stockage et à l’entretien des œuvres.

Les missions de l’institution sont multiples. Si un des principaux objectifs est la collecte d’œuvres d’art contemporain, l’accent est également mis sur la valorisation de ce patrimoine artistique et sa diffusion. Le FRAC est l’opportunité pour les artistes actuels, par exemple pour des étudiants issus des Beaux-Arts ou de l’EnsAD, d’avoir un terrain d’expérimentation et de gagner en visibilité lors des expositions.

Deux artistes en profitent actuellement et leurs expositions respectives sont encore visibles dans l’espace du Plateau. En voici un échantillon !

L’art de l’adresse et l’itinéraire de la perdition chez Ndayé Kouagou

Ndayé Kouagou, jeune artiste originaire de Montreuil, ouvre le bal avec l’exposition « A Change of Perspective ». Plusieurs espaces sont proposés : I. Le Choix ; II. Le Coin ; III.A. Le Monde ; III.B. Le Changement et IV. La Pensée.

Jusqu’au 18 février 2024, l’artiste occupe la quasi-totalité de l’espace d’exposition du Plateau étendu sur tout le rez-de-chaussée du bâtiment. À l’entrée, un « espace de pratique libre », une table et des dessins d’enfants affichés au mur font office de sas en montrant un travail participatif à l’initiative de Ndayé Kouagou. D’emblée, le visiteur se percute à l’exposition et se fait emporter par l’installation vidéo de l’artiste. Quatre espaces-vidéo au total, parfois plusieurs écrans assemblés, parfois un géant, ou un petit. À chaque fin de vidéo, le spectateur-acteur est invité à avancer. La présence du regardeur est clairement impliquée dans le bon déroulé du parcours et fait partie intégrante de l’exposition. Le libre-arbitre de chacun est mis à l’épreuve. Il s’agit de se laisser guider, de céder aux injonctions à la fin des vidéos, ou avoir le loisir de ne pas y céder.

L’artiste s’adresse à nous par l’écran. Qu’importe le sujet évoqué, le corps du spectateur n’est pas neutre et est invité dans l’espace selon une certaine ambiance. Chaque zone délimitée implique une discussion et un positionnement différent. Le premier écran surplombe une zone circulaire en moquette qui définit l’espace conseillé du regardeur, sans que cela ne soit injonctif. Dans la salle II, les écrans situés au sol de la pièce nous forcent à baisser le regard. L’artiste « virtualisé » nous incite plusieurs fois à venir s’asseoir dans « son coin » sur des matelas noirs disposés sur le sol. Dans d’autres pièces, aucune injonction corporelle n’est émise, nous nous tenons debout parfois entourés de larges panneaux muraux en plexiglas remplis d’inscriptions.

Partie de l’exposition de l’artiste Ndayé Kouagou, FRAC Île-de-France, février 2024. ©Grégoire Suillaud.
Partie de l’exposition de l’artiste Ndayé Kouagou, FRAC Île-de-France, février 2024. ©Grégoire Suillaud.

Ndayé Kouagou change de motif pour chacune de ses vidéos. Il reprend la technique du playback et appose à l’image une voix dite « féminine » parlant en anglais et en français. On remarque que l’artiste parle systématiquement en anglais (en observant le mouvement des lèvres) tandis que la voix-off est parfois française, première réflexion suggérée sur le thème du langage. Ndayé Kouagou se présente parfois sur un fond neutre, en gros plan, en portrait ou de plain-pied. Les tenues portées sont variables et parfois très sophistiquées comme dans la salle III.A.

Le propos rapporté est souvent donné sous le ton du conseil ou de l’avertissement. Ndayé Kouagou établit une fonction phatique et énonce des vérités générales, parfois pour les déconstruire, ou pour s’en moquer. Il n’y a pas de réponse, le langage est vidé de son sens. Le but est peut-être le suivant : susciter la réaction et l’introspection du spectateur en le mettant au défi contre lui-même ; une mise devant le fait accompli de l’humanité.

Sont évoqués des sujets relatifs à l’amour, (à propos desquels l’artiste digresse en parlant de son expérience personnelle) à l’idée de confort, d’empiètement/partage de l’espace privé, ou à des objets triviaux comme les fluides. Les dispositifs visuels sont alors astucieux. Pour appuyer ses « maximes philosophiques », Ndayé Kouagou affiche des sous-titrages très rythmés apparaissant d’une seconde à l’autre sous des tailles de police différentes, en triptyques et parfois avec un fond. L’effet « Barbara Kruger » est évident, les mots font partie intégrante de l’œuvre pour se figer dans la mémoire du spectateur et pousser à l’introspection. L’image devient ainsi « accessoire » au service du texte.

C’est une exposition de la culture visuelle, de la représentation, poussant à s’interroger continuellement. L’artiste se joue également des codes de représentations médiatiques (de la même manière que le faisaient les postmodernistes) en imitant par exemple les cadrages et dictions des présentateurs TV, ou les clichés représentatifs des réseaux sociaux et du développement personnel. L’adresse est claire et l’objectif d’implication du spectateur est atteint.

Partie de l’exposition de l’artiste Ndayé Kouagou, FRAC Île-de-France, février 2024. ©Grégoire Suillaud.

L’artiste prend une posture d’être irréel. Son absence-omniprésence le fait flirter avec la réalité et le « spectral » ce qui renforce l’éclectisme de sa parole. Dans l’espace IV. Intitulé « La Pensée », des plaques de plexiglas suspendue au plafond proposent de nouvelles réflexions existentielles, comme sur le rôle du Diable et de Dieu dans la religion. Les discours admis sont alors remis en cause. La suspension étaie l’idée qu’il s’agit de parole « à prendre ou à laisser » de pistes réflexives et en aucun cas de tablettes intangibles gravées dans le marbre.

L’artiste nous laisse sans cesse le loisir de choisir, d’interpréter et de juger, tout en nous rappelant systématiquement qu’il s’autorisera à en faire de même. Derrière une apparente sacralisation du discours de l’artiste, on peut en réalité y déceler une leçon d’humilité. Une nouvelle humilité dans les rapports artistes-publics, mais également au regard des grands questionnements de notre temps. Il n’y a pas de réponse figée et toute question a le mérite d’être.

Partie de l’exposition de l’artiste Ndayé Kouagou, FRAC Île-de-France, février 2024. ©Grégoire Suillaud.

Poétique des fibres chez Nina Azoulay

Les expériences plastiques artistiques des dernières années depuis les exercices des avant-gardes ont permis de soutenir des postulats audacieux : il est possible de transgresser les médiums. Par médiums, on entend les cadres dits « traditionnels » d’une histoire de l’art classique se cantonnant à la peinture, la sculpture, l’architecture, ainsi que les arts décoratifs (céramiques, ébénisteries, textile) longtemps qualifiés d’ « arts mineurs ».

Dans son exposition « Comme un rond dans un carré », Nina Azoulay éclate l’espace de la « Project Room » du FRAC en investissant l’architecture du lieu, dans les verticales comme dans les horizontales, pour créer un parcours de sculptures textiles. Nina Azoulay est diplômée de l’EnsAD en 2023 et occupe un espace du Plateau jusqu’à 18 février 2024. Maëlle Dault, responsable des expositions et des éditions au FRAC, explique l’installation dans le cartel général. Au total, ce sont 11 œuvres qui occupent l’espace. S’y mélangent des matériaux hétéroclites comme le tissu, le plexiglas, le plâtre, la résine, le papier et des objets plus communs et préfabriqués, comme des balles de ping-pong ou des boucles d’oreille à clips. Chaque œuvre est nommée, il y a Betty ou Kasper, mais aussi Fleurs LBD.

Nina Azoulay aborde une approche organique du textile qu’elle conçoit comme de véritables membranes donnant chair à ses sculptures. La confrontation de matériaux durs et mous, solides et fragiles, pousse à la réflexion sur la vulnérabilité et l’altérité de ces silhouettes. Ce groupe de tissu serait des « silhouettes féminines qui s’émancipent du sol ». L’intérêt est peut-être de concevoir cette absence anatomique, relayée par les tissus et autres matériaux comme une présence en soi, un témoignage d’une histoire, morcelée en des fragments composites. L’idée de l’absence est d’autant plus frappante que la référence fantomatique de Casper ponctue l’espace. L’assemblage n’est pas laissé au hasard et l’artiste prend soin de sélectionner méticuleusement chaque tissu selon leurs aspérités en les ordonnant selon une logique, où l’ornement se fait « structure ».

Des images surgissent. Très vite, le spectateur est tenté de comparer les sculptures avec d’autres objets : une robe de gala, un bonbon, un petit feu ou un étrange corset des années 1990, donnant aux sculptures de taille variable un aspect « totémique ».

Partie de l’exposition de l’artiste Nina Azoulay, FRAC Île-de-France, février 2024. ©Grégoire Suillaud.

En 2023, le FRAC fêtait ses 40 ans. À cette occasion, les Réserves à Romainville proposent l’exposition Gunaikeîon jusqu’au 24 février. Au Plateau, il vous sera possible de découvrir les deux expositions évoquées pour encore quelques jours, avec des visites guidées pour « A change of perspective » tous les dimanches à 16 h. À compter du 16 mars, se tiendra une nouvelle exposition rassemblant un riche groupement d’œuvres, nouveau décloisonnement des pratiques artistiques riches de performances et d’œuvres picturales. Ainsi, la richesse du FRAC Île-de-France résulte sans doute d’une réalisation efficace, main dans la main, entre le commissariat et l’artiste. Le travail est authentiquement collaboratif et ouvert aux propositions artistiques les plus originales. Les espaces publics du FRAC, ainsi que les nombreuses initiatives « hors les murs » sont mues par la véritable volonté de démocratiser l’art actuel, proposant alors des expériences très diversifiées.

Grégoire Suillaud