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Une histoire de 30 ans d’abstraction.

7 salles, 47 artistes et des dizaines d’oeuvres pour décrire le choix d’artistes, entre les années 60 et 80, de se tourner vers la peinture abstraite. Du 10 février au 9 juin est présenté au musée de Tessé au Mans Le choix de la peinture : une autre histoire de l’abstraction 1962-1989. C’est le parcours que Françoise Froger-Jolivet, commissaire générale du musée, nous propose d’emprunter. Une scénographie simple et de grands panneaux explicatifs nous permettent de nous plonger dans, une histoire des abstractions.

Au commencement.

Tryptique, Monique Frydman, 1987 © Anaë Leffray

En montant l’escalier principal, nous tombons nez-à-nez avec un triptyque de Monique Frydman qui annonce la couleur de notre épopée artistique, et c’est peu dire. Le questionnement de notre parcours sera tel : « Comment continuer à peindre, alors que la peinture de chevalet est déclarée morte et que la mode est au Pop Art, au non-art, à l’art conceptuel et au minimalisme ? » (cf. planche explicative de l’exposition)

Une citation de Messagier, artiste aux multiples facettes ayant exercé dans la deuxième moitié du 20ème siècle, nous donne une once de réponse. Le ton est posé.

Ce n’est pas le tableau qui compte, c’est la peinture.

Jean Messagier

Un moment charnière : la Biennale de Venise, 1962.

Nous entrons dans une première salle : de grands formats colorés, axés sur le geste, la texture. Ces tableaux ont été présentés à la Biennale de Venise de 1962, évènement majeur de l’abstraction. Le Grand Prix International de peinture est donné à Alfred Manessier, artiste français. La Biennale remet totalement en question l’hégémonie de Paris et de la pratique de l’abstraction. Cette période de crise engendre alors un renouveau des méthodes et des regards abstraits, face à la mise en avant du Pop art ou du minimalisme.

Nos yeux se posent d’entrée sur une toile rectangulaire d’André Marfaing. Très texturée, nous distinguons des teintes de noir et de blanc brillantes. Nous décelons aussi un geste franc et violent traduisant une expression de sentiments, qui se dissipera peu à peu pour se diriger vers une neutralité franche.

Sans titre, André Marfaing, 1960 © Anaë Leffray

Au-delà du lyrisme, vers l’abstraction analytique.

Nous continuons à déambuler dans les salles pour nous retrouver dans la seconde : « au delà du lyrisme ». En effet jusque dans les années 50 on associait l’abstraction à une spontanéité totale. Ici, les oeuvres choisies nous prouvent alors le désir des artistes de sortir de ce lyrisme en proposant des toiles aux gestes réfléchis, aux couleurs équilibrées.

Le travail de Gérard Schneider en est d’ailleurs le parfait exemple. Artiste suisse du 20ème siècle, Schneider fut un pionnier de l’abstraction lyrique. Associé à Soulages ou Hartung, ses compositions sont autant puissantes que douces, son geste est sauvage mais contrôlé. Nous apercevons au fond de la salle Opus 39 i. Le fond est d’un bleu intense surplombé de coups brosse, paraissant spontanés, noirs, rouges, verts et même blancs. Nous décelons ici une véritable sensibilité à l’équilibre de la composition, à l’équilibre des couleurs, à la position des coups de brosse. Un tableau empreint d’une vitalité certaine qui se rapproche fortement de l’abstraction totale tant recherchée.

Opus 39 i, Gérard Schneider, 1968 © Anaë Leffray

Pour continuer, nous nous dirigeons vers la troisième salle nous présentant les abstractions analytiques, un changement important de l’abstraction qui vise à vider la peinture de toute référence extérieure pour se concentrer seulement sur la consistance picturale. Nous pouvons alors comparer une oeuvre de Chu-Teh Chun de la deuxième salle, avec une oeuvre de Pierrette Bloch de la troisième salle. Chez l’artiste franco-chinois, nous imaginons un paysage coloré. Alors que chez la peintresse abstraite nous regardons des touches noires alignées sur du papier blanc. Ici donc, aucune, même minime, référence au monde extérieur. Seulement des formes. Neutres.

Sans titre, Chu-Teh Chun, 1976 © Anaë Leffray
Sans titre, Pierrette Bloch, 1977 © Anaë Leffray

Sûrement un pas de plus vers l’abstraction pure.

Le renouveau de la couleur…

En entrant dans la quatrième et plus grande salle, un immense tableau aux couleurs dégoulinantes, de l’artiste Bram van Velde attire notre oeil. Puis, un tableau rectangulaire éclatant de couleurs nous arrête. C’est l’artiste Shirley Jaffe, une peintresse américaine basée à Paris dès 1949 autant figure de l’expressionnisme abstrait que de l’abstraction européenne qui nous propose ce travail. De multiples aplats de couleur de formes géométriques plus ou moins précises composent cette toile. Les tons sont vifs, les contours flous, la composition est harmonieuse. Une aura singulière émane de cette oeuvre.

Sans titre, Shirley Jaffe, 1965 © Anaë Leffray

Nous sommes ensuite face à des coulures épaisses, travail présenté par Joan Mitchell, que nous ne pouvons malheureusement pas photographié, inspiré de la technique du all-over. Nous assistons effectivement bien à un renouveau dans le traitement de la couleur. Les années 60 et 70 voient aussi apparaître le monochrome. Cette nouvelle palette est bien évidemment encouragée par la surreprésentation des couleurs dans l’espace public via la nouvelle société de consommation (magasins, produits, publicité).

À mi-chemin de notre visite, nous, spectateur.ice.s nous sentons petit.e.s face à ces immenses oeuvres chargées de couleur et d’histoire. Et ce n’est pas fini.

…et la remise en question de la peinture.

Blanc volants n°1, Béatrice Casadesus, 1988 © Anaë Leffray

En continuant notre parcours, nous arrivons dans cette salle énigmatique. Nous admirons et décryptons à notre gauche cette grande oeuvre de Béatrice Casadesus : Blancs volants n°1, 1988. Une toile de lin trouée à certains endroits, comme pour montrer l’envers du décor. Ce que les spectateur.ice.s ne voient jamais, l’arrière de la toile.

Ici, les médiums présentés sont différents. En effet, nous sommes face à de la toile, à du pliage, à des pièces coupées et agrafées. Une remise en question de la peinture qui n’a finalement peut-être pas la réponse à toutes les questions. Cette cinquième salle constitue en fait une ode au groupe Supports/Surfaces. Formé à la fin des années 60, le groupe réunit des dizaines d’artistes abstrait.e.s remettant en question la toile tendue afin d’expérimenter de nouveaux procédés. Procédés qui déstabilisent les spectateur.ice.s. Pourtant éphémère, le groupe a marqué à jamais son époque et a participé à la plongée dans une abstraction plus profonde.

L’objet de la peinture, c’est la peinture elle-même.

Texte collectif des groupes Supports/Surfaces et BMPT daté de 1969.

Croiser les abstractions pour mieux revenir au tableau.

Quand la peinture n’est plus assez, nous voyons qu’il est important de croiser les techniques et c’est ce que nous montrent les deux dernières salles. Nous y admirons des toiles pleines de paillettes, des grands formats remplis de peinture rouge vif. C’est le moment où les nouveaux abstrait.e.s rencontrent les dits maître.sse.s. Iels se met alors à apprendre des un.e.s et des autres, à croiser les techniques pour finalement arriver à une libération de l’abstraction. Toutes les techniques sont remises en avant, le tableau et la peinture remises au centre malgré tout : on repense et se réapproprie le tableau. Les artistes se recentrent sur la neutralité, sur le geste, sur la couleur, sur la texture. Sur l’essence même de l’abstraction.

Nous pouvons analyser ce mouvement avec la dernière oeuvre qui a attisé notre curiosité. Un tableau d’Anne-Marie Pécheur, daté de 1983. Nous nous retrouvons face à un grand format dans lequel nous aurions envie de plonger. Aucune référence au monde extérieur, de la couleur pure, du mouvement, de la texture, du geste. Tout ce que à quoi l’abstraction aspire depuis le début.

Sans titre, Anne-Marie Pécheur, 1983 © Anaë Leffray

Cette déambulation dans plus de 25 ans d’abstraction (possible grâce à la collaboration de dizaines de personnes, fondations, musées…) nous montre bien l’évolution de celle-ci. Depuis une expression certaine des sentiments et une influence de l’extérieur jusqu’à une profonde neutralité et technicité. Le choix de la peinture nous montre également que l’abstraction est bien loin d’être figée, elle a sans cesse évoluée au gré des tendances et surtout au gré des questionnements des artistes. Il est donc intéressant de finalement parler des abstractions.