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Coupe à la garçonne et charleston – Portraits de quelques grandes figures féminines du Paris des Années 20

– Il faut en prendre ton parti, maman. Depuis la guerre, nous sommes toutes devenues, plus ou moins, des garçonnes !
(Victor Margueritte, La Garçonne)

Zelda Fitzgerald, Kiki de Montparnasse, Tamara de Lempicka ou Coco Chanel : elles avaient vingt ans dans les Années Folles et dresser le portrait de leurs années 1920, c’est dresser celui de la femme de leur temps, les cheveux à la garçonne, le rouge aux lèvres, la cigarette à la main et surtout, une insolente liberté dans les yeux.

Ernest Hemingway ouvre son premier grand succès, The Sun Also Rises, écrit à Paris en 1926, avec un mot de Gertrude Stein qui deviendra celui de toute une génération : Vous autres, jeunes gens qui avez fait la guerre, vous êtes une génération perdue.

Ce nom de génération perdue, il est aujourd’hui donné avant tout aux Américains ayant quitté leur pays dans les années 1920 pour l’Europe – c’est notamment la génération de Fitzgerald et Hemingway. J’aimerais ici leur voler ce nom, et l’attribuer à toute cette génération, toutes nationalités confondues, qui évolue à Paris dans les années suivants la Grande Guerre.

Cette génération perdue, c’est une génération en quête insatiable de liberté, d’insouciance, qui veut oublier la violence de la guerre et en masquer les cicatrices. Pour elle, Paris est la capitale des arts et des lettres, on s’y presse de partout ; pour elle, Paris est la capitale du monde. Elle vit dans un monde qui va de plus en plus vite, qui la dépasse presque, alors elle danse sur les nouveaux airs de charleston, elle va au théâtre et écouter du jazz dans les bars, elle traîne, ses après-midis à La Rotonde ou à La Closerie des Lilas, ses soirées au Boeuf sur le Toit ou au Théâtre des Champs-Élysées. Les filles aiment les filles et les garçons, les garçons aussi. Montparnasse devient le poumon artistique de la ville, les nuits sont blanches dans le quartier latin.
Cette génération perdue, elle ne l’est pas du tout pour l’art et la littérature, elle ne l’est pas du tout pour les siècles. Cette génération perdue, elle compte parmi ses rangs des noms qui résonnent toujours aujourd’hui, Cocteau, Gide, Radiguet, Hemingway, Fitzgerald, Triolet, Giacometti, Dali, Breton, Chanel, Éluard, Stein, Man Ray, Baker, de Lempicka, Apollinaire, Brassaï, Krull, Delaunay, Poiret, Cahun…

Les Années Folles, ce sont, en vrac, le Manifeste du surréalisme, Gatsby le Magnifique, Joséphine Baker aux Folies Bergères, l’Orphée de Cocteau, les dadaïstes, le Bauhaus, les débuts de l’affiche moderne avec les Mousquetaires, la rencontre d’Elsa Triolet et Louis Aragon à La Coupole, la Nouvelle Vision photographique, les salons de Gertrude Stein, les réunions de la Lost Generation à Shakespeare & Co, les porte-cigarettes et les cheveux plaqués, des nuits blanches à La Rotonde avec les surréalistes et Cocteau. C’est, pour citer Léon Blum, « quelque chose d’effréné, une fièvre de dépense, de jouissance et d’entreprise, une intolérance de toute règle, un besoin de nouveauté allant jusqu’à l’aberration, un besoin de liberté allant jusqu’à la dépravation. » (À l’échelle humaine, 1945)

Dans ce Paris bourdonnant d’après-guerre, les femmes occupent une place certaine. Pendant la guerre, elles ont géré une société aux hommes absents et n’entendent pas à leur retour perdre la (relative) liberté ainsi acquise. Dans l’envie de liberté des Années Folles, il y a aussi celle des femmes, qui veulent s’affranchir des étouffants corsets de leurs mères et vivre comme bon leur semble, et cherchent donc à se faire, dans ce monde nouveau qui émerge, une place nouvelle.

Gabrielle Chanel, Zelda Fitzgerald, Kiki de Montparnasse, Tamara de Lempicka : laissez-moi vous parler de quatre des femmes marquantes des Années Folles.

Gabrielle Chanel

Gabrielle Chanel et son chien Gigot à La Pausa, 1930
© CHANEL (chanel.com)
Illustration de La Petite Robe Noire dans Vogue, octobre 1926
© lesvisitesdemaud.fr

Née en 1883, Gabrielle Chanel a 37 ans en 1920. Sa maison est déjà l’une des plus grandes de l’époque, emploie 300 couturières, compte plusieurs boutiques. Les Années Folles sont pour Coco et sa maison la décennie qui assied son succès et en fait un des grands mythes du monde de la mode. Elle la commence en trombe, en lançant, en 1921, le parfum Chanel N°5, emblématique de la maison.

C’est elle qui dicte une grande partie de la mode de l’époque. Elle emprunte au costume masculin et fait porter aux femmes le pantalon, le béret, le chandail ou encore la veste en tweed, qui deviendra l’une de ses marques de fabrique. Elle les coiffe de chapeaux cloches, leur met des jupes plissées et des cardigans. En 1926, elle sort la mythique petite robe noire. De cette couleur alors réservée au deuil, elle fait un indispensable, un symbole d’élégance. Cette robe, c’est la robe de la garçonne, de la flapper *, par excellence : droite, sans col, manches 3/4, simplissime.

Le terme de garçonne est hérité du roman éponyme de Victor Margueritte. La garçonne, c’est une jeune femme qui refuse de porter le corset, lui préférant le confort de tenues qui lui offrent une meilleure liberté de mouvement. Elle a les cheveux courts et les moeurs libres, ses robes s’arrêtent au-dessus du genou et sont droites, pour lui faire la silhouette fine, presque androgyne. Gabrielle Chanel en est un parfait exemple. Elle rembourse dans les années 20 l’argent qu’elle a emprunté pour construire son empire, s’associe avec les Wertheimer pour continuer à le diriger librement, ne se marie jamais : Chanel, c’est la volonté farouche d’être toujours libre.

* flapper : terme anglais pour la femme dite « garçonne » des années 20.

Zelda Fitzgerald

Zelda par Gordan Bryant, pour le Metropolitan Magazine, juin 1922
© Domaine public
Zelda Fitzgerald vers 1920
© F. Scott Fitzgerald Archives, image dans le domaine public

La vie de Zelda Fitzgerald se fait au rythme d’un charleston, rapide, légère, et s’effondre avec les Années Folles. Elle a vingt ans, en 1920, lorsqu’elle épouse F. Scott Fitzgerald aux États-Unis. Couple en vogue, ils s’exilent en France à partir de 1924. Ils y intègrent la Lost Generation, ce cercle d’exilés américains que j’évoquais plus haut et qui compte également Hemingway ou Gertrude Stein.
Leur vie se passe entre Paris, où ils se rejoignent à la Rotonde et se réunissent chez Shakespeare & Compagnie, et la Côte d’Azur, où ils effectuent leur premier séjour en France et où Scott écrit Gatsby le Magnifique. Surtout, leurs nuits sont blanches, rythmées par la fête et l’alcool.

F. Scott Fitzgerald attire sur lui les projecteurs de l’Histoire : la tragique Zelda est cependant tout aussi, sinon plus encore, fascinante. Elle aussi est une incarnation de la liberté : elle fume, boit, danse, n’a pas peur d’attirer l’attention ou de déranger, elle est le coeur de la fête, elle fascine. Elle a une personnalité qui tend inlassablement vers les extrêmes : lorsqu’elle décide de se mettre à la danse, cela vire presque à l’obsession, elle s’entraîne des heures durant chaque jour.
Elle représente également, et tristement, l’autre pendant de l’ivresse des années 20 : l’insouciance abusive, les excès, les dettes, les relations orageuses, tout ce que l’on évite de raconter lorsque l’on veut donner une version romancée de l’histoire.
Zelda n’est pas une femme heureuse. Son mariage n’est pas sain, ils sombrent l’un comme l’autre dans l’alcool et la jalousie, se déchirent et se réconcilient sans cesse. Elle est explosive, il n’est pas un ange, et ils se poussent dans le vide. Il cherche à la brider, par peur sans doute de la voir s’échapper, elle tente de fuir par tous les moyens – l’écriture, par exemple, en sera un. Car Zelda est écrivaine : elle écrira un roman unique, Accordez-moi cette valse, et de nombreuses nouvelles, dont certaines seront injustement publiées sous le nom de Scott, que l’on accuse aujourd’hui d’avoir volé nombres des écrits de sa femme (et notamment les pages de ses journaux intimes). Je ne saurais que vous conseiller, si le personnage vous intrigue, de lire son roman, ainsi que Tendre est la nuit, de son mari.
La liberté que représente Zelda est une liberté maudite, une fuite coûteuse. Ses humeurs oscillent constamment entre dépression et euphorie, tombent parfois dans la psychose : elle sera finalement internée en 1930, et diagnostiquée schizophrène. Alors que la crise de 1929 met fin à la fête, cela sonne le glas de ses années folles à elle aussi.

Kiki de Montparnasse

Kiki de Montparnasse, Man Ray, 1924
© Man Ray Trust / Adagp, Paris
Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Georges Meguerditchian/Dist. GrandPalaisRmn
Le Violon d’Ingres, Man Ray, 1924
© Man Ray Trust / Adagp, Paris
Crédit photographique : Georges Meguerditchian – Centre Pompidou, MNAM-CCI

À l’aube des années 1920, Alice Prin a 18 ans, pose pour les artistes de Montparnasse pour gagner quelques sous et passe ses journées assise au bar de La Rotonde en rêvant de pouvoir s’asseoir dans la salle, réservée aux femmes riches – il faut un chapeau pour avoir une table. Un jour, elle se coupe les cheveux au carré, s’applique du khôl sous les yeux et du rouge vif sur les lèvres : Alice est devenue Kiki, et gardera ce visage, masque peut-être, jusqu’à la fin de sa vie. Elle commence à être connue parmi les artistes du quartier, et son destin bascule pour de bon quand elle rencontre, en 1921 (elle a donc 20 ans), Man Ray. Ils seront amants pendant huit ans, il la prendra inlassablement en photo. Il lui fait rencontrer la scène artistique de l’époque, les dadaïstes, les surréalistes. Soudain, Kiki peut s’asseoir à la Rotonde : elle en devient même la reine. Elle partage la farouche volonté d’indépendance de Chanel : elle ne fut jamais entretenue, se produit dans des cabarets et continue à poser pour vivre, ne se marie jamais non plus, libre de ses amours et de sa vie. Mais libre, comme Zelda, Kiki ne l’est jamais vraiment : elle tombe elle aussi dans la fête et l’alcool, dans ce monde de la nuit du Montparnasse sur lequel elle règne en maîtresse, il lui faut des décennies pour se défaire de la drogue et sa vie finira tristement et bien tôt. Mais, dans les années 20, l’heure est à la joie, elle aime Man Ray, expose ses peintures, car Kiki peint, danse dans les rues la nuit, enflamme les scènes des cabarets ; son visage est sur tous les tableaux et son nom sur toutes les lèvres.

Tamara de Lempicka

Tamara de Lempicka par Madame d’Ora, en 1925
© akg-images

Tamara de Lempicka arrive à Paris alors que la guerre s’achève à peine : elle a 20 ans. Elle fréquente les cours des académies libres de Montparnasse, comme celle de la Grande Chaumière, et achève un apprentissage de la peinture qu’elle avait déjà commencé en Pologne. Elle se fera rapidement connaître pour son style très reconnaissable et pour ses frasques : le personnage, comme les toiles, est haut en couleurs. Excentrique et libre, Tamara est ouvertement bisexuelle, et ne cache pas ses aventures, aussi mariée soit-elle, ce qui n’est pas sans faire de bruit, et n’hésite pas à l’évoquer dans sa peinture (comme par exemple dans Perspective, tableau qui d’ailleurs la révèle au public en 1923). Elle est à la fois témoin et actrice du théâtre des Années Folles, trouvant très rapidement sa place dans le tourbillon.
Elle entre au début des années 20, après que son nom eût été découvert, dans les cercles mondains, fréquente les artistes en vogue et les peint. Elle divorce en 1928, et emménage l’année suivante dans un appartement-atelier moderne, dans le 14e arrondissement. Dans cet atelier, elle va recevoir et peindre, vivre selon ses propres règles. Comme Kiki, comme Zelda, de Lempicka aime la nuit, la fête, et la cocaïne. Elle ne partagera cependant pas leur tragique.

Si Chanel illustrait bien la garçonne, De Lempicka est l’amazone : une femme artiste indépendante, qui vit pour sa liberté et une vie amoureuse en dépit des convenances.

La jeune fille en vert, Tamara de Lempicka, 1927-1930
© Tamara de Lempicka Estate, LLC / Adagp, Paris
Crédit photographique : Bertrand Prévost – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP

Oui tout de même, il y avait là une nouvelle réalisation de la grâce féminine ! Un être encore singulier, quoique naissant par milliers d’exemplaires, et avec lequel il fallait désormais compter, comme avec un égal.

Victor Margueritte, La Garçonne, 1922


Imaginez les assises ensemble à une table de La Rotonde, boulevard du Montparnasse. Elles ont posé leurs chapeaux cloches sur le coin de leur chaise, leurs manteaux sèchent – il pleut toujours, fin août. La fumée des cigarettes monte doucement, elles commandent un deuxième verre. Elles parlent de ces autres dont j’aurais voulu, moi, pouvoir vous parler : des spectacles de Josephine Baker, des photographies de Claude Cahun et des dessins de sa compagne Marcel Moore, du photo-journalisme qu’invente Germaine Krull chez VU, du dernier roman d’Elsa Triolet.

Elles sont sans le savoir toutes les différentes facettes de la femme de leur époque. Elles racontent la liberté, l’insouciance, l’insolence et la décadence des Années Folles. J’espère qu’elles sont heureuses de savoir qu’un siècle plus tard, on parle encore d’elles, ces femmes à la coupe à la garçonne qui dansent le charleston.