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Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli

Derrière Alexandre Le Grand se trouvait Aristote ; dans l’ombre de Louis XIII, Richelieu ; derrière Daenerys Targaryen, ser Jorah Mormont… Chaque personnalité marquante semble être épaulée par une figure de l’ombre.

Ces derniers temps, une personnalité politique s’est mis à fasciner autant qu’elle se fait craindre, tellement son pouvoir sur le paysage mondial parait démesuré. L’essayiste Giuliano da Empoli lui a en quelque sorte consacré son dernier roman qui a failli gagner le prix Goncourt 2022 (à égalité de voix avec Vivre vite) : je parle évidemment du très récemment réélu dirigeant russe Poutine. Retour sur Le Mage du Kremlin et son mystérieux personnage bras droit de Poutine racontant l’ascension du « Tsar ».

Récit d’un « conseiller spécial » à la retraite

Vadim Baranov, le surnommé « Mage du Kremlin » accueille le narrateur dans sa datcha isolée aux abords de Moscou, où il livre le récit des vingt dernières années qui l’ont vu accompagner la remarquable ascension vers le pouvoir quasi-tsariste de Vladimir Poutine. Il l’a d’abord connu comme un directeur pâle, discret et laconique du KGB, puis comme Premier Ministre d’un Boris Eltsine épuisé. Baranov expose froidement son analyse de la société russe et décrit comment, avec Poutine, ils ont manœuvré cyniquement pour exploiter sa violence inhérente, et mettre en place des concepts tels que la « verticale du pouvoir » et la « démocratie souveraine » à travers une mise en scène politique machiavélique et trompeuse.

Ensemble, ils utilisent la désinformation pour attiser les frustrations populaires, et consolident leur pouvoir en rassemblant des courtisans terrorisés et des oligarques corrompus, tous soumis à la terreur des assassinats, des chutes soudaines et des exils punitifs. Ainsi, ils ont établi un régime dictatorial déguisé en démocratie, tandis que Poutine continue à renforcer son emprise sur le pays en semant le chaos au-delà de ses frontières. Pendant que des hackers russes exploitent les failles des systèmes occidentaux et que des agents de la Russie sèment la discorde pour affaiblir l’Amérique et l’Europe, Poutine revendique des territoires comme la Crimée, le Donbass et même toute l’Ukraine pour renforcer sa souveraineté nationale en perturbant l’équilibre mondial.

Cependant, on ne reste pas indéfiniment le bras droit d’un tyran : dans cette histoire, le narrateur choisit de partir à temps. Il laisse derrière lui une réflexion glaciale sur le pouvoir, et ne nous cache pas son rêve d’un contrôle absolu du monde et des individus grâce aux avancées technologiques, entre la robotisation et la numérisation.

Un roman d’une pertinence quasi-prophétique

Fort d’une longue carrière dans le milieu politique, notamment comme conseiller spécial de Matteo Renzi, Giuliano da Empoli retranscrit avec brio les entourloupes et autres carabistouilles inhérentes au pouvoir. Aujourd’hui professeur à Sciences Po, Empoli a mis en exergue son expérience accumulée dans ce milieu très particulier, ce qui explique le côté à la fois saisissant et empreint de réel du Mage du Kremlin : Nicolas Machiavel aurait pu écrire Le Prince pour Poutine.

Bien que présenté à travers les confidences d’un homme de l’ombre devenu soudainement bavard, ce récit offre une plongée fascinante dans la psyché de Poutine, comme si Empoli l’avait côtoyé. Sa plume incisive révèle le chaos qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique, la montée en puissance d’un capitalisme sans frein et le règne d’une oligarchie décadente, le tout observé avec condescendance par les Occidentaux triomphants. Giuliano da Empoli nous plonge avec admiration dans les rouages complexes de la Russie contemporaine et dans les méandres du pouvoir politique qu’il connaît si bien. Écrit un an avant le début de la guerre en Ukraine, ce livre acquiert aujourd’hui une pertinence presque prophétique… même si l’auteur a dû se baser sur les agissements russes datant de 2014 en Crimée, préfigurant la guerre en Ukraine. Un coup de cœur incontestable.