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Split : amours lesbiennes et female gaze

Les températures baissent inlassablement alors que Noël approche, mais notre envie de vous recommander des œuvres audiovisuelles variées demeure brûlante.

Pour une fois, nous ne vous invitons pas à braver le froid pour vous rendre dans les salles obscures, mais bien à vous installer sous un plaid, un mug brûlant à la main, et à découvrir la mini-série d’Iris Brey, Split.

Le regard féminin, pour moi, c’est de désirer en dehors d’un schéma de domination.

Iris Brey dans l’interview menée par Caroline Veunac pour le centre Pompidou Metz.  

Ex-hétéro, etcetera

Pour celleux qui ne la connaîtraient pas encore, Iris Brey est journaliste, critique de cinéma et détentrice d’un doctorat en théorie du cinéma à l’Université de New York, rien que ça. Elle est également autrice et spécialiste des représentations de genre et des sexualités dans les séries. Ainsi, elle publie son premier essai intitulé Sex and the series, sexualités féminines, une révolution télévisuelle, en 2018. 

Split est sa première création audiovisuelle, une mini-série en 5 épisodes de 20 minutes, sortie le 24 novembre sur France TV Slash, donc accessible gratuitement à tout le monde. La série a bénéficié pour son lancement de quelques diffusions en salle, que ce soit au Fémigouin’fest, au cinéma Star à Strasbourg ou bien au Festival du film court au cinéma le Zola à Villeurbanne.

A la manière d’un Truffaut et sa Nuit américaine, Iris Brey nous immerge donc dans le monde merveilleux des tournages de cinéma : leur caractère bouillonnant mais aussi éreintant pour les corps et les esprits. Le personnage principal, Anna, une cascadeuse de 30 ans en couple avec le chef-opérateur du tournage, tombe amoureuse de la magnétique Eve (certain.e.s s’étoufferont de cette réécriture wokiste de la Genèse et c’est tant mieux), la star du film qu’elle double. Son hétérosexualité bouleversée, elle tente de naviguer dans cet océan d’émotions et de sensations nouvelles.

Le masculin n’est pas neutre

L’essai remarqué d’Iris Brey Le regard féminin, une révolution à l’écran paru en 2020 s’inscrit dans la continuité des travaux de Laura Mulvey, réalisatrice et critique de cinéma qui amène la notion de male gaze (que l’on pourrait traduire par « regard masculin ») avec son texte intitulé Visual Pleasure and Narrative Cinema paru en 1975. Ce texte est toujours étudié aujourd’hui et a eu une très grande influence sur la théorie féministe du cinéma. 

Sans entrer dans un cours de théorie du cinéma, le male gaze désigne cette façon de filmer et de mettre en scène les personnages et donc les corps féminins de manière très réifiante (: à la manière d’un homme cis-hétéro, en fait). Autrement dit : c’est filmer les femmes comme des objets. Le male gaze incarne non seulement une « esthétique », qui consiste par exemple à découper littéralement les corps des personnages féminins en plusieurs gros plans pour les introduire, et ainsi les essentialiser ; elles sont avant tout un corps agréable à regarder avant d’être un personnage. 

Une esthétique donc, mais aussi et surtout la traduction en images de valeurs hétéro-patriarcales et misogynes (pour changer) : les personnages féminins sont réduits à l’état de potiches lascives et passives dont la capacité d’action (agency, en anglais) est réduite à néant. Quid de leurs pensées, de leurs envies, et surtout, de leurs désirs ? 

Parce que le désir féminin à travers le male gaze est empreint de passivité, de slut shaming et de culture du viol1, il est nécessaire d’en sortir et d’adopter un nouveau regard, un regard féminin. 

Le female gaze : mettre en scène le désir et le plaisir féminin

Le female gaze n’est PAS l’équivalent du male gaze. Il ne s’agit pas de se mettre à filmer les hommes comme des bouts de viande décérébrés pour tenter de rétablir un équilibre malsain, car ça reviendrait toujours à produire du male gaze, et que ça existe déjà (coucou Brad Pitt et ses abdos filmés en gros plan). 

Au contraire, tout l’intérêt, l’ambition et l’absolue nécessité d’introduire plus de female gaze dans nos représentations visuelles reviennent à inventer un nouveau langage, un langage cinématographique alternatif. Ce langage existe déjà si l’on s’y intéresse un peu : Alice Guy, Agnès Varda, Céline Sciamma … toutes ces metteuses en scène en font l’usage, mais la théorisation de ce langage dans un premier temps et sa mise en pratique dans un second temps sont loin d’avoir atteint tout leur potentiel. 

Le female gaze, c’est le décentrement du regard, mais aussi de nos perspectives et de nos imaginaires. C’est questionner nos représentations, nos réflexes, nos référents culturels. 

Le regard féminin est une révolution. La culture de l’image étant désormais centrale, nous ne pouvons décemment pas continuer de nous satisfaire de représentations au mieux réductrices, et, au pire, dégradantes et nuisibles. 

Iris Brey sur le tournage de Split

Le split screen pour ne faire qu’un

Traditionnellement, le recours au split screen (d’où la série tire son nom), c’est à dire le fait de séparer l’écran, et donc l’image, en deux, est utilisé pour faire apparaître deux personnages ou deux éléments en même temps à l’écran, alors qu’ils se trouvent à des endroits différents. Généralement le split screen permet de mettre en scène la dualité entre un tueur et sa prochaine victime, entre un inspecteur et le malfrat, entre un policier et une bombe sur le point d’exploser etc. Une utilisation relativement masculine donc : film d’action, policier, film d’horreur, confrontation, ou effet de suspense semblent s’accaparer ce procédé de mise en scène. 

Dans Split, c’est autre chose, évidemment. Le split screen permet à Iris Brey de nous montrer ses deux personnages côte à côté, à l’écran, sans qu’elles ne partagent encore le même cadre. L’utilisation de l’écran partagé est sensuelle, poétique, esthétique. Au fur et à mesure des épisodes, l’utilisation se fait différente, permet tantôt d’exposer deux états d’esprits en même temps, tantôt de multiplier les points de vue. Les plans sur la peau qui frissonne, les regards désirants, les mains qui se frôlent, les cimes des arbres agitées par le vent … La mise en scène produit une véritable synesthésie et donne naissance à une sensorialité bien différente de ce dont on a l’habitude.

Le désir et le plaisir féminin d’une relation lesbienne sont magnifiquement mis en scène dans Split, et cette représentation s’inscrit dans les plus belles d’entre elles. Voilà pourquoi il est primordial que les voix des minorités puissent s’exprimer, notamment au cinéma et à la télévision. Voilà pourquoi il est primordial de donner les moyens à ces voix de s’exprimer. Voilà pourquoi il est primordial qu’elles puissent se saisir des moyens de représentation pour raconter leurs histoires, avec leurs voix à elles, et non plus à travers le regard des hommes. 

Bravo les lesbiennes 

On le sait, le cinéma est loin d’être le plus féministe des arts, pour autant, les lignes bougent lentement, mais sûrement. Avec Split, Iris Brey pose une nouvelle pierre dans le langage cinématographique, à l’heure où la priorité de notre gouvernement semble être l’interdiction du point médian. 

Cela va sans dire, mais la série est magnifiquement mise en scène et superbement interprétée par les deux actrices principales Alma Jodorowsky et Jehnny Beth, dont l’alchimie à l’écran ne manquera pas de vous faire frissonner. 

Split s’inscrit quasiment dans une démarche de démonstration, de mise en pratique, de ce qu’Iris Brey s’applique à décrire au fil des pages dans Le regard féminin. Il me tarde à présent de voir ce qu’elle nous réserve pour la suite, avec, je l’espère, un passage au grand écran et au format long avec des moyens financiers et humains à la hauteur de ses ambitions et de son talent de metteuse en scène.

NB : pour pouvoir regarder les deux derniers épisodes (4 et 5) de la série, il faudra attendre 22h, restriction liée à la nature jugée un peu trop caliente de certaines scènes. 

  1. Combien de fois avons-nous dû subir cette scène du personnage féminin qui résiste aux avances d’un homme avant de lui céder car c’était en fait son “envie” la plus profonde que de s’abandonner à lui …  ↩︎