Catégories
Culture & ArtsNon classéPhotographie

Donne-moi quelque chose qui ne meure pas : petit essai sur la Photographie

Donne-moi quelque chose qui ne meure pas : c’est la grande et folle promesse que nous a faite la photographie.

Métaphysique, surréaliste, elle prend le réel et le temps au corps à corps. Parlons lumière et ombre, réel et irréel, parlons du temps et de la mort : parlons photographie.

Je suis vivant à l’heure où j’écris cette première phrase et vous êtes vivant à l’heure où vous la lisez.
D’autres heures suivront, jusqu’à celle où je ne pourrai plus écrire cette phrase et où vous ne saurez plus la lire. Oui, d’autres heures viendront, nécessairement. Ne nous en soucions pas.
Pour l’instant, avec nos yeux éphémères, avec nos âmes passagères, saluons-nous, moi en écrivant, vous en me lisant.

Christian Bobin, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, 1996

Donne-moi quelque chose qui ne meure pas est aussi la grande et folle promesse que nous a faite la photographie à sa naissance.

Photographier, c’est écrire avec la lumière et c’est aussi arrêter le Temps, faire que quelque chose ne meure pas. Plus que toute autre forme d’art, la photographie est métaphysique, de par son rapport unique au temps, à la lumière et au réel. Elle dépasse l’image simple, la réalité aussi, ; elle tient du mystère.

Vous avez dans votre poche un téléphone pourvu d’une caméra, peut-être d’ailleurs me lisez-vous sur ce même téléphone. Après votre lecture, vous irez peut-être vous promener, vous verrez des photographies sur les affiches publicitaires, sur les devantures des magasins, en couverture des journaux du kiosque, sur les paquets de tabac, partout. Quelque chose, peut-être, attirera votre attention. Sûrement, vous sortirez ce téléphone de votre poche et vous photographierez ce quelque chose. Ce faisant, vous accomplirez un véritable miracle, sans même en avoir conscience : vous arrêtez à jamais un instant, vous l’aurez empêché de mourir.
Nous avons tendance à oublier que ce miracle en est un et qu’il n’y en a pas eu de plus grand, si j’ose, depuis la résurrection du Christ. On pourrait d’ailleurs s’aventurer à les lier, mais nous verrons cela plus tard. De cet événement qu’est la prise d’une photographie, Denis Roche déclare, dans un entretien avec Gilles Delavaud retranscrit dans La disparition des lucioles, que c’est,  » au niveau philosophique, métaphysique, la chose la plus hallucinante qui soit arrivée à l’homme ».

Je n’aurais pas la prétention de savoir élaborer ma propre théorie sur le Temps et la photographie, je ne suis pas assez photographe, encore moins philosophe. Cet écrit s’appuie donc sur certaines de mes lectures, sur les mots des autres.

Saluons-nous, comme le dit si bien C. Bobin, et parlons donc de ce qui ne meurt pas, parlons de ce mystère fascinant qu’est la Photographie.

Édouard Boubat, Boulevard Saint-Germain, Paris, 1948.
© Édouard Boubat Estate/La Galerie Rouge

La première image photographique date de 1827.
Il y a bientôt deux-cent ans, Nicéphore Nièpce réussit un miracle : il fige l’instant. À jamais, ou presque, le Point de vue du Gras est figé. Le toit peut bien se délabrer, les bâtiments tomber en ruines, il restera toujours, sur cette plaque de verre, tel qu’il était en 1827.

La photographie est aujourd’hui omniprésente, et nous en avons presque oublié sa promesse de l’aube : arrêter la marche du monde. Cela semblait parfaitement impossible, n’être qu’un rêve d’Icare que fait l’humanité pendant des millénaires. Mais voilà qu’en appuyant sur le déclencheur, on peut désormais figer le Temps. La photographie rit du Temps qui passe puisqu’elle sait arrêter l’instant. Elle sort la mort de la ronde.

La photographie apostrophe le temps, elle le prend au revers, le pénètre, le fait lui-même éclater dans toutes ses composantes.

Olivier Deck, L’envers de la lumière, 2020

Du temps photographique et de la mort

Toujours dans La disparition des lucioles, Denis Roche adresse une lettre à Roland Barthes, en réponse à sa Chambre claire. Il réfute une théorie de Barthes : « la photographie est toujours invisible, ce n’est pas elle qu’on voit ».
Il avance qu’elle fonctionne en un triptyque temporel : il y aurait le Temps, celui qui nous file entre les doigts et qu’elle sait arrêter, celui de l’image elle-même, c’est-à-dire du sujet de la photographie, et enfin, ce « troisième temps, ni photographique, ni temporel, ni tout à fait mortel », qui est le sien, celui que Barthes ne voit pas. Pour Roche, « le temps de la photographie n’est pas celui du Temps« , c’est-à-dire qu’elle aurait son propre temps, qui ne serait ni celui de la Mort, ni celui du Temps, ni celui de la Lumière. D. Roche parle de l’ombre. Je dirais, le spectre.

Je dirais le spectre parce que la Photographie est un trompe-la-mort. Elle marche à côté de la Faucheuse, puisqu’elle joue avec le Temps.

Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être (ou d’une autre chose). C’est précisément en découpant cet instant et en le fixant que toutes les photographies témoignent de l’oeuvre de dissolution incessante du temps.

Susan Sontag, Sur la photographie

Le spectre, parce que toute cette histoire de Temps arrêté et de mort empêchée n’est au fond qu’une illusion. On aura beau se battre contre sa fuite, on n’arrêtera jamais vraiment le cours du monde. Ce visage de l’être aimé que vous avez photographié, il finira par disparaître et il n’en restera qu’une photographie. Vous aurez beau la regarder, voir la vie sur papier, il sera toujours absent dans la réalité.

Une photo est à la fois une pseudo-présence et une marque de l’absence.

Susan Sontag, Sur la photographie, 1973

On contemplerait donc des morts et des ruines : Roche n’est pas vraiment d’accord, moi non plus. Cela dépend de ce que l’on regarde lorsque l’on regarde une photographie, sur quel temps on se fixe : si vous vous arrêtez sur les deux premiers, oui, la photographie est une marque de l’absence. Le Temps est passé, tout a changé, le sujet de l’image a disparu. Mais il y a ce troisième temps, celui de la photographie elle-même, et celui-ci est ce quelque chose qui ne meurt pas. L’instant figé sur le papier existera à jamais puisqu’il a dépassé le réel ; le fait que l’on ait figé cet instant est éternel. C’est dans cette surréalité que tient le temps de la Photographie.

Francesca Woodman, from Angel series, 1977
© Woodman Family Foundation

De la lumière

Écrire avec la lumière : la lumière est à la fois le pinceau et l’encre de la photographie.
Et la lumière, c’est le temps. Elle nous vient d’un astre à des années-lumière (le terme se suffirait à lui-même) que la Lune ne fait que refléter. Les étoiles sont sûrement éteintes depuis longtemps. C’est grâce à ces rayons plus anciens que nous, nous écrivons des images qui nous survivront elles aussi.

La lumière est la matière grise de la photographie : le fugitif, le réel et le sentiment. C’est tout cela que l’on fixe et grâce à quoi l’on crée.
L’aspect fugitif de la lumière, ce sont les lucioles de Denis Roche, c’est-à-dire ce qui disparaît et que l’on fige, ce troisième temps de la photographie. Le réel ne peut échapper à la photo, comme elle ne peut non plus le fuir. Et le sentiment, il tient dans le regard, composante première de tout art.

Pour Olivier Deck, que je citais plus haut, la relation entre la photographie et la lumière est double : cette dernière vient à la fois de et dans l’appareil photo, c’est-à-dire de celui qui le tient et du ciel. Elle s’imprime sur la pellicule, mais elle émane également du photographe. Ce sont ses sentiments et ses ressentis qu’il fixe, inévitablement, sur la pellicule. La photographie serait viscéralement subjective, ou du moins un moyen d’accéder à cette subjectivité.

L’envers de la lumière, c’est ce qu’elle est en moi. Sa part intime, céleste, immémoriale… L’appareil photo me permet d’y accéder, parce que je suis né homme de regard. Un regard qui ne se porte pas sur le monde tel qu’il est mais tel que je voudrais qu’il fût.

Olivier Deck, L’envers de la lumière, 2020

Le regard du photographe paraît en effet ineffaçable ; on pourrait considérer qu’il fait partie du sujet-même. C’est lui qui décide de ce dernier, lui qui choisit le cadrage, le moment de déclencher. Lui, finalement, qui tient la plume. Prendre des photos, c’est raconter l’histoire de son regard.

Chaque image est un poème, chaque poème trouve sa place dans un recueil.
De recueil en recueil se compose une légende qui finira avec ma vie. J’aurai alors raconté l’aventure de mon regard sur les choses. Un livre d’images écrit avec la lumière et son envers.

Olivier Deck, L’envers de la lumière, 2020
Olivier Deck, L’étang gelé à l’aube, Landes, 2017
© Olivier Deck / L’envers de la lumière (olivierdeck.fr)

Du surréalisme de la photographie

La découverte de la photographie constitue en elle-même un évènement surréaliste, en ceci qu’elle réalise un rêve ancien de l’humanité (en même temps qu’elle le prolonge à l’infini) : arrêter la marche du temps, apparemment à notre guise, par la fixation d’une image fugitive.

Edouard Jaguer, Les mystères de la chambre noire, 1982

L’acte photographique est une traversée du miroir. C’est faire une chose folle : créer une nouvelle réalité en figeant celle qui existe déjà. La peinture ou la sculpture, me direz-vous, fabriquent également d’autres réalités ; la grande différence, essentielle, est que la photo le fait à partir du réel lui-même. Que la scène soit fictive ou non, elle sera toujours réelle d’une certaine manière. Le fantôme aura forcément été vivant, le décor aura forcément existé. Il y a inévitablement une part de réel là-dedans, c’est le deuxième temps de Roche. C’est à partir du réel que la Photographie crée les spectres.

Cette réalité, qui est la notre, elle la dépasse inévitablement, puisqu’elle en crée une nouvelle, qui n’est que flottante, qui dépasse presque l’entendement : c’est là son surréalisme.

Il me semble qu’elle a également participé à modifier notre rapport au réel et au Temps. Nous voyons souvent la réalité à travers elle, nous sortons notre appareil photo pour fixer chaque chose qui nous attire, parce que nous avons peur d’oublier, parce que notre monde va trop vite. Nous consommons presque la réalité, nous en faisons des citations. Je m’explique : une citation est une phrase que l’on sort d’un texte afin de s’en souvenir ; une photographie est une image que l’on sort du réel pour que le passé n’existe plus.

Le goût des citations est un goût surréaliste.
(…)
Le passé lui-même, avec l’accélération continue du changement historique, est devenu le plus surréaliste des objets. Dès le début, non seulement les photographes s’étaient assigné la tâche de garder les traces d’un monde en train de disparaître, mais ils y étaient employés par ceux-là mêmes qui précipitaient cette disparition.
(…)
Mais on ne peut pas redonner vie au vieux monde, et en tout cas pas avec des citations ; et c’est là l’aspect pathétique, donquichottesque, de l’entreprise photographique.

Susan Sontag, Sur la photographie, 1973

Depuis la Révolution Industrielle, le monde va trop vite, le Temps coule trop vite. Nous avons tous un besoin impérieux de le ralentir, de l’arrêter même : la Photographie nous l’a permis.
Nous avons peur de la mort et de l’oubli, plus que jamais auparavant. Il n’est plus commun de la côtoyer, on ne meurt plus chez soi, on cherche à tout prix à se sauver des maladies, à vivre le plus longtemps possible. Plus que jamais auparavant, nous sommes obsédés par le passé. Nous l’étudions, cherchons à le préserver, il faut éviter les ruines, se souvenir de tout. C’est là que la Photographie entre en jeu. On peut fixer les vivants, les instants, ne plus rien oublier. Lorsque vous partez en voyage, vous prenez en photo les monuments, vous vous photographiez vous-mêmes. Vous photographiez les oeuvres qui vous plaisent au musée, les rires pendant les fêtes, les évènements historiques sont documentés, on a accès à toutes les images du monde. Tout cela est parfaitement surréaliste.

Raoul Ubrac, La Nébuleuse, 1939
© Musée Pompidou, inventaire AM 1976-322

Voici donc cette histoire un peu confuse de la Photographie. Confuse, parce qu’après tout le sujet l’est aussi : rien n’est vraiment figé, rien n’est vraiment vrai. Tout cela n’est qu’un morceau de réel fugitif, un peu de temps figé ; une Illusion.

Tout vient de là. Tout sort de ce temps silencieux, de ces heures négligées et de cette vie blanche. Tout en sort comme le diable de sa boîte – la justesse, la beauté et l’amour.

Christian Bobin, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, 1996

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *