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L’innocence des monstres, le feu qui transperce la nuit

Dans la nuit, un incendie se déclare, dévorant rapidement un immeuble, tandis que les sirènes des pompiers se rapprochent. Le dernier film de Hirokazu Kore-eda, L’Innocence, s’ouvre sur ces images nocturnes et flamboyantes. De cet énigmatique brasier, il ne sera plus question pendant une grande partie du film, nous laissant dubitatif quant à son origine – et peut-être aussi quant à sa signification.

Nous suivons tout d’abord le point de vue de Saori Mugino, jeune mère célibataire qui élève seule son fils, Minato. Alors que ce dernier adopte un comportement de plus en plus étrange, Saori décide de se rendre à son école primaire, accusant un de ses professeurs, Monsieur Hori, de maltraiter son fils, psychologiquement et physiquement. La première partie du film présente les efforts de cette mère pour faire réagir la directrice et le personnel éducatif, qui cherchent à se dédouaner à coups de faux-fuyants et d’excuses.

On reconnaît déjà la musique de ce récit : un personnage esseulé cherche en vain à faire admettre une injustice par une administration insensible. C’est par exemple Joseph K., dans Le Procès de Kafka, qui bataille presque inlassablement contre une bureaucratie pénale qui l’accuse d’un crime dont il ne sait rien. Plus récemment, c’est aussi la détective Oh Yoo-jin, dans About Kim Sohee, de July Jung, qui cherche à montrer que le suicide d’une jeune fille a été causé par le management violent de l’entreprise où elle effectuait son stage.

Pour autant, si le personnel de l’école présente bien une réponse inappropriée aux inquiétudes de Saori, la théorie du professeur violent ne semble pas tenir, et on ne tarde pas à la remettre en cause.

Un récit aux voies multiples

Face à certaines incohérences, on commence donc à douter de cette première accusation… et c’est alors que commence la deuxième partie du film, qui suit, depuis l’incendie d’ouverture, le point de vue de Hori. Un autre récit apparaît, un récit dans lequel ce professeur n’est pas du tout monstrueux, mais au contraire attachant et attaché à ses élèves. Précisons d’ailleurs qu’une traduction littérale du titre original serait justement « Monstre », un mot qui revient très régulièrement dans le film.

Nous n’avons pas affaire à des « voix », car ce ne sont pas les témoignages de Saori et de Hori qui nous sont présentés. Dès lors, même si le film prend clairement des allures de récit policier, on comprend vite qu’il n’est pas ici question de remettre en cause ces deux points de vue, mais plutôt d’essayer d’en dégager du sens. Dans L’Innocence, tous les faits sont nimbés de mystère. Qui a violenté Minato ? Pourquoi la réponse de l’école est-elle si inadaptée ? Pourquoi l’attitude du professeur accusé est-elle si évasive ? Avec un accusé, des témoins, un objet volé (où est l’une des baskets de Minato ?), le film ressemble bien à un roman d’enquête. Mais dans ce cas, qui est l’enquêteur ?

Recoudre les points de vue

Face à la répétition des scènes, où seule change la perspective, c’est à nous d’essayer de recoller les bribes de sens, en nous appuyant sur des éléments qui n’étaient que des détails. A l’aide d’un son, d’un personnage secondaire que l’on reconnaît ou de la météo, on apprend à relier les scènes entre elles. Sur ce point, il faut noter que L’Innocence brille par sa mise en scène. Rien n’est laissé au hasard, chaque chose, examinée avec attention, peut servir pour reconstituer la vérité.

A force de déductions, de rafistolages, on pense pouvoir comprendre le fond de l’affaire, comprendre la raison derrière l’étrange comportement de Minato. Alors, après avoir soupçonné Hori, on imagine que Saori est dans le faux, et que Minato est un harceleur brutal. Puis notre attention se porte sur un de ses camarades de classe…

Mais toutes ces pistes sont des chemins qui ne mènent nulle part, même collés ensemble, les points de vue des deux adultes ne semblent suffisant. Le Sherlock qui est en nous doit dès lors attendre une troisième voie pour enfin avoir le dernier mot de l’affaire.

Le royaume des étoiles

La troisième et dernière voie est celle de Minato. On découvre alors son quotidien et surtout sa relation avec l’un de ses camarades de classe, Yori Hoshikawa. Alors que l’on pouvait soupçonner Minato de harceler Yori (comme le pensait Hori), une tout autre réalité nous est présentée. Au fil des minutes, en contradiction totale avec la tonalité « thriller » du reste du film, se tisse une flamboyante amitié à l’écart du monde. Yori, moqué à l’école Amitié mise à mal par les moqueries des élèves, contre le caractère renfermé, « féminin », de Yori, puis contre leur relation.

A l’écart de l’appartement familial (première partie du film), à l’écart de l’école (deuxième partie), les deux garçons forgent secrètement leur amitié, dans un wagon abandonné en pleine forêt. Après l’incendie, dont on découvre qu’il a été causé par Yori pour empêcher son père d’aller dans un bar à hôtesses, c’est à un autre type de ruine que nous avons affaire ici. Le wagon, épave d’un monde adulte qui ne roule plus, est peu à peu transformée en soucoupe volante, composée de systèmes solaires et de guirlandes-constellations. Ce royaume des étoiles devient dès lors une utopie pour les « monstres ».

Spoiler
Cette amitié qui, comme on le découvrira peu à peu, à plus à voir avec de l’amour que de l’amitié, fait rayonner cette troisième partie. Le film, souvent pluvieux et sombre, s’éclaircit. Aux espaces anxiogènes de l’appartement clos et de l’école laisse place la forêt, à laquelle Minato et Yori accèdent en passant par un tunnel sombre (un possible clin d’œil au Voyage de Chihiro ?). La relation développée par les deux enfants s’apparente dès lors à un feu qui éclaire la nuit des deux premières parties, obscures quant à leurs couleurs et quant à leur sens. Si cette relation est aussi touchante, c’est aussi en raison du jeu poignant de Soya Kurokawa (Minato) et de Hinata Hiiragi (Yori), mesuré mais très juste. Notons enfin que ce premier amour est rapidement confronté à l’homophobie des autres garçons, ce qui n’est pas sans rappeler Close, de Lukas Dhont, sorti il y a un peu plus d’un an.

Pour conclure…

Par son tissage narratif complexe mais particulièrement bien ficelé, L’Innocence propose une mise en scène frappante des limites de la perspective. Ce commentaire sur le point de vue situé qui ne se remet pas en question est aussi une critique du regard adulte. Regard qui, tout en pensant saisir parfaitement les enjeux d’une situation, manque parfois l’essentiel. En laissant le spectateur aux prises avec les points de vue de la mère et du professeur, Kore-eda nous fait bien sentir ces questions. Mais au-delà de constituer un film frappant de mystères et de faux-semblants, L’Innocence représente finalement une relation incroyablement touchante et bien développée entre deux jeunes garçons. Vous l’aurez sans doute compris, je vous le recommande fortement.