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Juana Romani, écho de Magdala

Je chanterai l’amour au coeur de Madeleine,
Je dirai le secret des vieux sanglots humains.
(…)
J’irai la retrouver au bourg de Béthanie,
Je ressusciterai l’écho de Magdala.

Jean Bertheroy, Marie-Madeleine, Prologue, 1889

J’ai découvert ce tableau, et Juana Romani par la même occasion, en ouvrant au hasard un livre lors de recherches sur Marie-Madeleine.
L’une est modèle et peintre dans le Paris de la Belle Époque. L’autre est une Sainte controversée, ambiguë parce que symbole à la fois de puissance et de vulnérabilité. Elles partagent peau diaphane et chevelure flamboyante, et cet air tendre et provocateur qui fascine les poètes.
C’est de cet étrange lien entre les deux femmes dont je voudrais ici parler. Essayant de rendre justice à une figure souvent mal considérée. Ainsi qu’à cette artiste de génie que fut Romani, presque passée dans l’oubli.
Elle pose pour des tableaux représentant Marie-Madeleine, notamment pour Jean-Jacques Henner. Elle en peint également, et la Sainte permet de raconter Juana Romani.
Madeleine va en effet la suivre toute sa vie, comme un spectre, comme un double aussi. 

Ferdinand Roybet, Portrait de Juana Romani, 1891
© Musée Roybet Fould

Qui est Juana Romani ?

Elle naît en 1867 en Italie. Dix ans plus tard, sa mère et son beau-père partent pour Paris, où elle vivra toute sa vie. Suivant les pas de sa mère, modèle comme beaucoup d’Italiennes du Montparnasse de l’époque, elle commence à poser en 1883 pour Jean-Jacques Henner ou Ferdinand Roybet, qui sera l’homme de sa vie.

Dans ces ateliers, elle apprend la peinture, et expose pour la première fois en 1888 au Salon des Artistes français. L’année suivante, elle représente l’Italie lors de l’Exposition Universelle. Elle exposera tous les ans au Salon, jusqu’en 1904, année qui signe la fin de sa carrière, qui s’étend donc sur une courte quinzaine d’années.
On la connaît à peine aujourd’hui. Néanmoins, elle est alors une artiste admirée du tout Paris, qui connaît un franc succès dans les années 1890.

Durant ces années-là, elle voyage à de nombreuses reprises en Italie, à Venise notamment, retrouvant son pays d’origine.
Le voyage est de courte durée : en 1904, sa carrière et sa vie sont avortées par le déclenchement de graves troubles psychiatriques. Ceux-ci lui valent de passer le restant de ses jours de maisons de santé en asiles. Elle meurt en 1923 à la maison de santé du château de Suresnes, à 56 ans, après vingt ans d’enfermement.

Juana Romani, modèle des Madeleines de Jean-Jacques Henner.

Jean-Jacques Henner (1829-1905) est souvent cité comme le « peintre des Madeleines ». Il réalise en effet de nombreux tableaux représentant la Sainte, sans qu’elle soit toujours explicitement nommée. Ainsi, la célèbre Liseuse (1910) ou la Pleureuse (vers 1891), sont considérées comme des représentations de Madeleine. Juana Romani pose pour ces tableaux, comme elle pose pour la Madeleine pénitente, la Madeleine dans le désert ou encore les Madeleine de 1885 et 1890…
Elle devient alors indissociable des représentations de Madeleine par Henner, qui sont, nous le verrons, bien différentes de celles qu’en fera Romani. Elles correspondent à ce qu’est Madeleine est dans l’esprit collectif : une femme pleurant ses pêchés, ancienne prostituée repentie et pourtant toujours associée à ce rôle, une tentatrice aux longs cheveux roux, dénudée, esseulée.

Juana Romani est modèle, livrée donc au regard des hommes et au rôle que la Belle Époque donne à une femme. On se souvient d’elle avant tout comme modèle, l’artiste passe après (elle n’est d’ailleurs même pas citée par le musée Henner comme élève de ce dernier, quand il est pourtant avéré qu’elle le fut). Comme on rappelle Madeleine a son rôle près de Jésus, on rappelle Romani à sa relation à Roybet, qui fut l’homme de sa vie. Pire, on prête une des Madeleine de la peintre à son amant, malgré leurs styles (selon moi) bien différents.

Jean-Jacques Henner, La Pleureuse, ca.1890
© RMN – Réunion des Musées Nationaux

Madeleine, femme indépendante.

Je citais en ouverture de cet article un poème de Jean Bertheroy, de son vrai nom Berthe Le Barillier – Jean est une femme donc (anecdotique mais à propos, cette phrase pourrait être utilisée pour Madeleine qui, selon certaines théories, serait Saint-Jean). Ce poème est en fait le prologue de tout un recueil, dont François Coppée fait la préface. Il y écrit que « Tant qu’il y aura des poètes, ils chanteront la sublime Madeleine, mais aucun d’eux ne pourra jamais la comprendre et l’exalter aussi bien qu’une femme ».
Il est très probable que Juana Romani ait lu cela, elle qui lisait beaucoup (anecdotique à nouveau, la Liseuse de Henner vient d’ailleurs de cela), et qu’elle ait alors pu être inspirée. Après tout, la question se pose de la raison qui a poussée Romani à représenter une Madeleine d’une manière si différente de celle qu’elle incarne. Lorsqu’elle pose, elle incarne Madeleine ; lorsqu’elle peint, c’est l’inverse.

Madeleine est associée dans l’esprit collectif, nous le disions plus tôt, à une prostituée pleurant ses pêchés : dans les textes, elle est en réalité tout autre chose. Seule femme des Écrits Saints qui ne soit ni mère, ni soeur, ni fille, elle tient son nom de « Madeleine » de la ville dont elle est originaire, Magdala. Elle est la seule femme à savoir lire, la seule à suivre Jésus et les autres apôtres. Plus encore, elle est l’apostola apostolorum, l’apôtre des apôtres, premier témoin de la résurrection du Christ. En cela, trop puissante pour l’Église, trop indépendante. Il faut donc la sexualiser, en faire une pleureuse (on pleure aujourd’hui comme une Madeleine).

Romani entre sur la scène artistique à un moment où les femmes commencent à s’y faire une place et reprennent possession des allégories féminines. Comme d’autres femmes artistes, elle s’intéresse à ces femmes, souvent rousses d’ailleurs, qui terrifient : Judith et Madeleine vont ensemble dans son oeuvre, elle expose d’ailleurs au Salon de 1891 un Judith et Madeleine, et en sont des thèmes récurrents.

Elle s’inspire de Henner pour faire une Madeleine lectrice en 1891 (l’année où elle pose pour la Pleureuse et la Liseuse) : on pourrait s’aventurer à lui donner un tout autre sens, Madeleine savait lire, rappelons-le, et une femme qui lit est dangereuse.
Cependant, les Madeleines les plus intéressantes qu’elle réalise sont celle qui ouvre cet article (étrangement parfois nommée Autoportrait), et sa Madeleine à la croix (celle attribuée à Roybet par les Français, rendue à Romani par les Italiens). Dans ces portraits, finie l’idée d’une pleureuse, d’une repentie, Madeleine existe seule, elle intimide.

Juana Romani, Madeleine à la Croix, vers 1890

Madeleine, alter-ego de Romani ?

Ces deux portraits tiennent du Caravage par leur splendide clair-obscur : Juana Romani est italienne et les grands maîtres la touchent sans doute un peu plus que les autres. « De l’art natal que le génie / En vous ressuscite à jamais » lui écrit Armand Silvestre en octobre 1892.

Il est possible, très probable même, que ces tableaux soient des autoportraits – je vous laisse le soin de comparer leurs visages et celui de Juana Romani : même moue, mêmes cheveux roux, même nez.

Romani vivra toute sa vie indépendante. Elle voyage beaucoup, elle cesse d’être modèle pour devenir peintre, peut-être d’ailleurs ne fut-elle modèle que dans ce but. C’est d’ailleurs à l’époque une chose qui demande du cran lorsque l’on est une femme. Sa Madeleine, ce n’est pas celle des hommes, c’est celle des Écrits. Celle qui a quitté son village par conviction, peut-être par envie de liberté. Celle qui a pour cela vécu seule femme parmi les hommes. Romani sans doute se reconnaît-elle dans cette femme qui elle aussi, dit-on, aimait lire autant qu’elle, vivait dans un monde d’hommes, ne s’est jamais mariée, n’a jamais eu d’enfants, n’a jamais appartenu qu’à elle-même.
La Madeleine à la Croix se fond dans le noir du décor, seules ressortent sa peau et sa chevelure. Jamais Romani n’attachera les cheveux de Madeleine : les cheveux défaits sont symbole d’intimité, de nudité. Chez elle, ils sont symbole de liberté, provocateurs surtout, comme l’est le regard fermé qu’elle porte sur la croix. Comme Judith, Madeleine incarne la femme libératrice. En les représentant, Romani oeuvre pour la condition féminine, comme elle le fait en vivant si librement.

Sa Magdalene quant à elle peut être lue doublement, suivant le titre qu’on lui choisit.
S’il s’agit d’une simple Madeleine, ses mains sur le coeur et son étrange sourire la place en adoration, soit en position de prière et de ravissement divin. Elle rentrerait alors dans le cortège des Madeleines habituelles, dévouées, amoureuses (une des Madeleine-Romani de Henner inspira ces vers : « Ô femme, que tu sois Cypris ou Madeleine / Hors de tout autre amour pleure éternellement » La Pleureuse (d’après Jean-Jacques Henner), Philippe Dufour, 1897).
S’il s’agit bien, évidemment toujours de Madeleine, mais d’un autoportrait également, on peut y voir toute autre chose. Elle est peinte autour de 1890-1900, dans des années où monte la folie qui l’emportera. Je n’ai pas su trouver de détails à ce sujet. Ses différents internements sont très détaillés mais jamais les raisons de ceux-ci ne sont évoquées. On s’arrête toujours à de graves troubles psychiatriques. Beaucoup de femmes étaient internées à cette époque pour cette même raison, parce qu’hystériques, parce que dérangeantes. Il ne me semble pas que Juana Romani ait été de celles-ci : ses internements commencent par des maisons de santé en Italie où elle va de son plein gré, accompagnée de Roybet. Il paiera pendant les 15 dernières années de sa vie une clinique privée pour lui éviter l’asile.
Elle peut alors se retrouver, peut-être malgré Romani, allégorie de cette folie : le sourire, lorsque l’on prend le tableau depuis cet axe, (et ce fut ma première pensée en le découvrant), devient troublant. Les mains se crispent peut-être de douleur plus que de béatitude. Finalement, ce clair-obscur n’est peut-être pas fait pour être une lumière divine mais une obscurité qui avale.

Cette Magdalene, cependant et quel qu’en soit son sens, ne peut être dissociée du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci. Le même sourire ambigu, la même lumière jaunâtre. Cela finit de la rapprocher des grands maîtres italiens, de lui redonner la place qu’elle mérite dans l’Histoire de l’art. Roger Milès surnommait Romani la « fille de Gozzoli » (peintre florentin de la Renaissance), et Marion Lagrange, dans un article sur Romani intitulé « Contre-modèle de femme artiste? », lui associe ce poème de Louise Colet qui, me semble-t-il, lui rend plutôt bien justice :

Vous me dites alors : « Siete Penserosa ;
De ce marbre inspiré l’image se reflète
Sur votre jeune front de femme et de poète ;
Vous avez soin air triste et penseur,
Et Michel-Ange en vous eût reconnu sa soeur« .

Louise Colet, Penserosa, 1840

De la Madeleine dans le désert de Delacroix, Baudelaire dira : « Voici la fameuse tête de la Madeleine renversée, au sourire bizarre et mystérieux, et si naturellement belle qu’on ne sait pas si elle est auréolée par le mort, ou embellie par les pâmoisons de l’amour divin. » (Salon de 184).
Cette phrase s’applique parfaitement à la Madeleine Autoportrait de Romani, et puisqu’autoportrait il y a sans doute ici, elle va également à l’artiste. Le temps et le vent ont laissé bien des secrets et des mystères communs dans l’histoire de ces deux femmes, auréolées par le mort, le sourire bizarre et mystérieux.

Une réponse sur « Juana Romani, écho de Magdala »

Recensione bene appropriate dei due dipinti di Juana La Madeleine e La Madeleine a La croix. Bellissime interpretazioni di Juana che rendono perfettamente lo spessore drammatico del soggetto dipinto . Solamente una grande pittrice poteva raggiungere tali livelli artistici .

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