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Nouvelle : Les Rognons Macabres

Là où certains parents choisissent des fées pour marraines, ma mère m’avait désigné un vampire. Elvira était une sœur pour maman, une de celles qu’on choisit avec soin. Une de celles qu’on aime plus que son propre mari.

            J’ai pris connaissance de la nature singulière de ma marraine au cours d’un premier après-midi de novembre. Elle nous avait convié, maman et moi, à prendre un goûter chez elle. J’adorais me rendre chez Elvira car  elle collectionnait les collections. C’était comme visiter le plus grand des petits musées. Il y avait quelque chose de l’ordre du rituel à chaque fois que nous allions là-bas. Je savais qu’en franchissant la porte j’aurais le droit à mon baiser sur le front et qu’une fois le vestibule passé, des gâteaux m’attendraient sur la table basse ronde du salon. Comme à chaque visite, maman lui ferait une accolade sur le palier et déclinerait ensuite une tasse de ce thé russe qu’Elvira buvait à toute heure au profit d’une limonade. En retour, comme une boutade d’adultes que je ne comprenais pas, Elvira refuserait que maman lui tire les cartes. Rien ne bougeait chez ma marraine, pas même elle. Maman me disait l’avoir rencontrée à la faculté, et que depuis ce jour, elle n’avait pas changé.

            Une fois ma gourmandise satisfaite, je me laissais engloutir par le fauteuil cubique en cuir noir, et promenais mon regard assommé par la douceur de la cannelle dans la pièce, sans écouter ce qu’il se disait autour de moi. Ma rêverie de digne banqueteur étrusque fut interrompue quand je remarquai sur le guéridon à ma droite un cadre qui n’existait pas avant. En me redressant pour observer ce qu’il protégeait je me rendis compte qu’il s’agissait d’une photographie. De toutes les choses dont disposait Elvira; les multiples échiquiers, les services à thé, les cloches à mains, il n’avait jamais été question dans cette maison d’un quelconque album. De plus, personne ne possédait de portrait de ma marraine car elle refusait de poser devant un appareil. Pourtant, sur ce cliché, elle était bien là, assise dans le fauteuil où je me tenais, vêtue d’une robe courte en jean, arborant sur la tête une paire de lunettes de soleil écaille et affichant ce très léger sourire qui la caractérisait. En inspectant la date sur le coin inférieur droit de la photographie je vis qu’elle avait été prise quarante ans auparavant. Je ne savais pas exactement quel âge avait Elvira mais une chose était sûre, si elle avait fait ses études avec maman, elle ne pouvait pas s’approcher des soixante-dix ans comme le sous-entendait ce portrait. Comment était-ce possible?

            Une intuition me frappa subitement. A l’image du Professeur Hershel Layton, j’allais résoudre l’énigme Elvira avec une facilité déconcertante. Afin de confirmer mon hypothèse, je bondis hors de mon perchoir et me précipitai dans la salle de bain. En ouvrant la porte je constatai non sans un certain effrois qu’il n’y avait pas de miroir. Elvira tirait donc sa jeunesse de l’ombre de damnés. Je me demandais alors si maman était au courant de cette condition si particulière. J’arpentais le couloir dans le sens inverse en me demandant si un jour ma marraine allait me dévorer. Peut-être me donnait-elle tout ce sucre afin d’adoucir mon sang. Je m’arrêtais à l’entrée du salon pour observer la scène qui se déroulait sous mes yeux. Depuis ma position, seules les têtes affrontées de maman et d’Elvira dépassaient du canapé. Leurs sourires donnaient à ce moment une allure de scène de genre que j’aurais aimé capturer en peinture ou en photographie, chose qu’Elvira m’aurait sûrement défendue. Je continuais donc à les admirer silencieusement, en espérant que cela ne s’arrête jamais. Alors, je compris que ma mère savait pour Elvira. Elle avait même fait le choix d’en faire ma marraine, justement grâce à l’éternité qu’elle avait devant elle. Je n’avais aucune raison d’avoir peur d’Elvira. Si maman était aussi sereine à ses côtés, il serait absurde que je m’inquiète. Je trouvais que ce choix était à la fois pertinent mais aussi cruel envers ma marraine. En effet, elle qui avait tant d’amour à nous donner, elle allait un jour se retrouver à porter dans sa poitrine le poids de nos disparitions. Je ne voulais pas qu’Elvira soit triste. Ce constat me fit pousser un glapissement étouffé par les larmes qui interrompit la conversation. Je sentis deux paires de mains chaleureuses se précipiter sur mes joues et mes épaules pour me réconforter. Je fus incapable de leur expliquer l’origine de ces pleurs. Elles n’insistèrent pas, et pour me rassurer Elvira me dit que ce n’était pas grave si j’avais encore cassé un biscuit de Sèvre.

            Nous partîmes une heure après que le soleil se soit couché. Elvira nous raccompagna donc jusqu’à la voiture en nous demandant de faire attention sur le chemin du retour. Une fois à la maison, par curiosité, je demandai à ma mère si nous avions des photos de famille. Elle se dirigea alors dans sa chambre et sortit de son armoire trois albums en faux cuir rouge. J’écumais les souvenirs des autres quand je découvris le cliché d’un tout petit enfant en bloomer, fièrement posé sur un poussin à bascules:

            « Maman, c’est qui ici?

            _ C’est moi mon crapaud. Tu me ressembles beaucoup d’ailleurs sur celle-ci, c’est amusant. »

            Je ne dis rien. Plus tard, je serai un vampire.