Le classique de la semaine : Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras
Que cherche-t-on dans un roman ? Voilà une œuvre qui déjouerait parfaitement toutes les réponses classiques que l’on serait tentés d’apporter à cette question. Vous ne trouverez dans Le Ravissement de Lol V. Stein ni suspense insoutenable, ni intrigue trépidante, ni proximité avec les personnages. Pourquoi s’y pencher alors ? Certainement pour tenter, comme d’autres avant vous, d’élucider le mystère du personnage principal, et de tenter de cerner l’écriture de Marguerite Duras.
C’est ce que tentera de faire le narrateur, à partir de dates qui constituent le cours objectif de la vie de la femme qu’il aime : son amitié avec Tatiana Karl, et le traumatisme de voir son mari s’en aller avec une autre femme lors d’un bal, sans pouvoir le rejoindre. D’elle, il ne sait rien de plus que des bribes et des paroles échangées, si bien que très vite il arrive au constat suivant : pour parvenir à connaître Lol, il faut l’inventer.
En plein cœur de la “crise du roman“ qui frappe le XXe siècle, ainsi que l’avait prédit Maurice Blanchot (auteur, critique et philosophe français qui s’attacha entre autres à démontrer les limites du roman dans son sens traditionnel). Duras entame ici son tournant dans l’écriture, et prend une première distance avec l’aspect circonstanciel du récit. Les noms propres, de villes et de personnes tendent à se ramasser autour d’initiales détentrices de mystères, tandis que les dates sont presque toutes effacées. Dès lors, l’auteure s’éloigne aussi de ses personnages pour nous délivrer un roman en creux. Lol se révèle être le protagoniste de la dé-personne, de la passivité et du voyeurisme : elle ne peut vivre pour elle-même et n’existe que par procuration. A la vie, elle préfère le rêve. C’est en cela qu’il convient d’expliquer le titre : le “Ravissement” résume l’état dans lequel elle se trouve : entre l’absence et le sommeil, entre l’enlèvement qu’elle a connu le jour du bal et l’endormissement de la dernière scène.
C’est la vision d’une pensionnaire de l’hôpital psychiatrique de Villejuif qui a inspiré à Marguerite Duras ce roman quasi-clinique qui tente autant que possible de s’approcher de ce stade d’où l’on ne revient pas. L’écriture, plus que la narration, devient alors le lieu de cette quête vers la folie : à force de cycles, de répétitions, d’abstraction, le texte en vient à tourner en rond, et à nous attirer dans l’obsession du personnage principal. Ce roman est une liponymie, c’est à dire un texte qui tourne autour d’un mot caché, “un mot-trou“, qui représente un absolu central et inaccessible. L’unique réponse que l’on puisse proposer à la folie de Lol semble se trouver dans le silence, dans l’absence de mots, autrement dit dans la négation du roman : « Dites-moi un mot pour le dire. Je ne connais pas. »
C’est une manière de dire que les réponses ne se trouveront pas entre les pages. Et justement, la difficulté majeure de la lecture réside dans l’acceptation de ne pas comprendre Lol, mais de rester toutefois sensible à sa vision du monde, à sa manière de vivre, si loin des codes sociaux et romantiques. Et s’il ne s’agissait que de comprendre Lol ! A vrai dire, c’est la compréhension de l’ouvrage tout entier qui est rendue (volontairement?) complexe par une écriture qui surgit de nulle part. Les témoignages se succèdent et se mêlent à la voix d’un narrateur dont l’identité n’est révélée que tardivement, le discours indirect libre reste énigmatique, sans qu’on sache à qui l’attribuer. Plus on avance et moins l’on en sait : cet ouvrage qui semblait nous prendre par la main à la première page finit par nous perdre en chemin. Mais alors même que le récit s’effondre et que l’histoire se répète, l’écriture semble se libérer pour ressurgir plus vive, plus abstraite mais aussi plus poétique : on assiste à un véritable renversement esthétique au cours de la lecture.
C’est pour cela que Le ravissement de Lol. V. Stein est considéré par la critique comme une renaissance pour l’écriture de Duras, et en ce sens il est intéressant de chercher à retrouver les similitudes entre cette histoire et celles qui ont suivi. J’ai notamment cru reconnaître l’hôtel, la plage et le casino de la ville de T. Beach dans Les Yeux Bleus Cheveux Noirs de la même auteure. Dans ce refus de l’explicitation, le labyrinthe littéraire de Duras n’est pas sans rappeler les énigmes du cinéma de Christopher Nolan : pour l’un comme pour l’autre, c’est au spectateur de fournir les éléments de réponse.
Pour en savoir plus :
- Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998 (« NRF Biographies »). Repris en « Folio » en 2000
- Madeleine Borgomano, Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras (Essai et dossier), Gallimard, 1997 (« Foliothèque »)
- Julia Kristeva, « La maladie de la douleur : Duras », dans Soleil noir, Gallimard, 1987. Repris en « Folio essais » en 1989.
- Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol. V. Stein », Cahiers Renaud Barrault, n° 52, décembre 1965.
- Lahouste, Corentin. 2018. « Silence absolu. Du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras ». Postures, no. 28 (Automne) : Dossier « Paroles et silences : réflexions sur le pouvoir de dire » à visualiser ici : http://revuepostures.com/fr/articles/lahouste-28
- Et un lien en plus : http://www.e-litterature.net/pub/spip.php?article112
Suzanne LaRocca