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Nouvelle: Les Rognons Macabres (part II)

Chez mamie, chaque repas de famille était mené au cordeau. Dès le petit matin, elle dirigeait une brigade composée de sept femmes de ma famille, toutes mal réveillées et auxquelles je me joignais après avoir senti les oignons blanchir dans l’huile d’olive depuis les tréfonds de mon lit trop ferme. Une fois dans la cuisine, les yeux encore dans le vague, je buvais mon bol de chicorée en regardant mamie coordonner, mes tantes se presser, mes cousines s’agiter, maman s’appliquer et mon arrière-grand-mère s’affairer. Mamie était tellement obstinée à mettre toute sa douceur et sa patience habituelle dans ce repas qu’il ne lui en restait que trop peu pour ses commis.

Aucun homme n’était toléré dans un périmètre s’étendant de la cuisine jusqu’à la salle à manger. Si vous aviez l’audace d’entrer dans cette zone, vous risquiez de vous faire dégager par la gifle furtive d’une torchon à carreaux jaunes.

Une fois que la sauce mijotait à feu doux, les gnocchis tout juste découpés attendaient que j’entre en scène. Je prenais ce rôle très à coeur, car l’alchimie du plat dépendait de ma capacité à marquer du bout de l’index chaque gnocchi d’une petite marque ronde, afin que la tomate, la chair à saucisse et le poulet pénètrent l’ensemble. On donnait ensuite un baptême démoniaque à ma création, puis le tout était enfourné pour laisser gratiner le fromage. A chaque fois que ce moment arrivait, ma nuque était caressée par le vent d’une expiration de satisfaction commune. Dans vingt minutes nous allions déjeuner. 

La tablée comprenait toujours le même nombre de personnes et le plan ne bougeait que très peu, si bien que du haut de mes sept ans je faisais toujours face à mon cousin qui en avait déjà dix-huit. Nous pouvions cependant compter une partition en trois unités. Une première faite des générations les plus anciennes, une seconde grossièrement nommée « table des enfants » et une dernière qu’on ne voyait pas, mais à laquelle on ne cessait de se référer. D’une certaine manière, je me trouvais entre maman et mon grand-père qui avait disparu quand j’avais deux ans. Il était toujours là pour raviver des moments que je n’avais pas vécu mais que je visualisais dans les moindres détails. A ses côtés, se trouvait une vieille femme ronde aux cheveux bouclés qui était silencieuse comme une ombre mais qui levait les yeux quand son nom était évoqué par mon arrière-grand-mère au détour d’une anecdote poussiéreuse. Cette table de fantômes transformait la maison en un immense réfectoire arborescent et j’adorais ce brouhaha qui y régnait. Tant de personnes que je ne connaissais pas, et parfois en cherchant la fin de ce festin, je croisais le regard désolé de papa.  

Ainsi, ce repas était toujours le même, sauf que d’année en année on retirait des rallonges aux vivants pour en ajouter aux absents. Je me demande si un jour je boirai mon café sur une table qui ne fera plus que la largeur d’une latte en laissant les autres convives se nourrir du souvenir que j’ai d’eux.