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La sanctuarisation de l’indépendance du juge par le droit positif moderne

Le principe d’indépendance du juge (2/3); Le jeudi 10 décembre s’est clôturé un procès qui a tenu en haleine les journalistes : celui dit des « écoutes ». Et pour cause, il a pour singularité de présenter sur le banc des prévenus un ancien président de la République, un avocat et un haut magistrat, lequel fut même directeur de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM). Ce dernier comparaît pour avoir donné des informations protégées à Nicolas Sarkozy et son avocat, Me Herzog, en l’échange d’une place à Monaco. Difficile à imaginer, si l’on a lu le précédent article de cette série, et que l’on s’est fermement mis en tête que la justice était désormais indépendante et impartiale. En effet, comme il sera vu aujourd’hui, malgré des mesures ayant pour but de garantir un tel principe, le magistrat n’est pas infaillible.

L’indépendance du juge acquiert toute son importance avec la Constitution de 1958, qui fait du Président de la République (PR) le garant de l’indépendance de la justice, et donc des juges. Pour ce faire, il est assisté d’un organe lui-même indépendant (plus ou moins) : le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM).

Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature. Une loi organique porte statut des magistrats. Les magistrats du siège sont inamovibles.

Article 64 de la Constitution

Par ailleurs, la Convention européenne des droits de l’Homme garantit elle aussi ce principe dans son article 6, puisqu’elle prévoit que tout citoyen a droit à un procès équitable. Par cette mesure, il est entendu que le juge ne doit être soumis ni à des intérêts particuliers, ni à un organe politique (CEDH, 28 septembre 1995, Procola c. Luxembourg).

Le Conseil Supérieur de la Magistrature

Le Conseil Supérieur de la Magistrature a été créé par la Constitution de 1946. Il a pour but d’assister le pouvoir exécutif, et plus précisément le Président de la République, dans sa mission de garantir l’indépendance de la magistrature. Originellement, il était présidé par le PR, assisté du ministre de la justice en tant que vice-président. Il est divisé en deux sections. La première est relative aux magistrats du siège, la seconde aux magistrats du parquet : « Le Conseil supérieur de la magistrature comprend une formation compétente à l’égard des magistrats du siège et une formation compétente à l’égard des magistrats du parquet » (Article 65 de la Constitution de 1958). Le Conseil Supérieur de la Magistrature a pour mission de proposer la nomination des magistrats, qui diffère selon la section (voir ci-après), et de statuer en formation disciplinaire pour sanctionner les magistrats qui ne respecteraient pas leurs obligations (prévues par l’ordonnance du 22 décembre 1958), qui là encore diffère selon que les magistrats soient du siège ou du parquet.

Depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, le Conseil Supérieur de la Magistrature a vu son organisation se modifier, en suivant deux lignes directrices. La première est d’accroître plus encore l’indépendance de la magistrature par rapport à l’exécutif. Ainsi, ni le Président de la République, ni le ministre de la Justice ne peuvent plus siéger au Conseil. En effet, c’est désormais le premier président de la Cour de cassation qui préside la formation du siège, et le procureur général près la même Cour.

Parallèlement à cette judiciarisation de la présidence des deux formations du Conseil Supérieur de la Magistrature, la loi constitutionnelle de 2008 a diminué le nombre de magistrats au sein du Conseil, y faisant siéger un conseiller d’État et des membres divers : « Elle [la formation du siège] comprend, en outre, cinq magistrats du siège et un magistrat du parquet, un conseiller d’État désigné par le Conseil d’État, un avocat ainsi que six personnalités qualifiées qui n’appartiennent ni au Parlement, ni à l’ordre judiciaire, ni à l’ordre administratif. Le Président de la République, le Président de l’Assemblée nationale et le Président du Sénat désignent chacun deux personnalités qualifiées », tandis que la formation du parquet est composée de « cinq magistrats du parquet et un magistrat du siège, ainsi que le conseiller d’État, l’avocat et les six personnalités qualifiées » (article 65). Il s’agit donc de voir maintenant plus en détail les différences entre les magistrats du siège et ceux du parquet.

Une différence marquée entre magistrats du siège et du parquet

Rappelons qu’il existe deux types de magistrats : ceux du siège, qui rendent la justice assis en prononçant des décisions (arrêts, jugements, etc.), et ceux du parquet, qui rendent la justice debout, c’est-à-dire en faisant des réquisitions pour défendre les intérêts de la société, sans juger l’affaire. Tandis que la Constitution prévoit elle-même en son article 64 une disposition protectrice à l’égard des magistrats du siège en leur garantissant l’inamovibilité, il n’est pas prévu de mesure particulière pour leurs homologues du parquet. En effet, ces derniers sont bien moins indépendants, et soumis à un certain pouvoir du ministère de la justice. Cela se voit dès la procédure de nomination des magistrats. La formation du Conseil Supérieur de la Magistrature spécialisée dans les magistrats du siège propose des noms pour les fonctions de magistrat du siège à la Cour de cassation, à la présidence des cours d’appel et des tribunaux judiciaires. Pour les autres nominations, c’est le garde des Sceaux qui est compétent pour la proposition des noms, mais doit nécessairement demander un avis au CSM. Dans les deux cas, le choix du CSM lie l’exécutif : le gouvernement ne peut pas refuser les propositions du Conseil, et ses avis sur les nominations lient le gouvernement. De plus, la formation des magistrats du siège du CSM est souveraine pour prendre les mesures disciplinaires.

A l’inverse, la formation des magistrats du parquet ne dispose que d’un droit d’avis, qui ne lie nullement le ministre de la justice. Ainsi, le ministre propose des noms, le CSM donne un avis, mais le ministre demeure souverain de sa décision. De même, le CSM compétent pour les magistrats du parquet ne peut que donner des avis sur les sanctions disciplinaires, qui sont prises par le garde des Sceaux. On observe donc aisément la différence entre les deux statuts de magistrats, qui se retrouve dans l’organisation et les attributions du CSM.

Le statut des magistrats fixé par la loi organique

Toutefois, le CSM n’est pas la seule garantie actuelle de l’indépendance des magistrats, puisque le statut même des juges prévoit ce principe. En effet, l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature prévoit – parmi ces grandes mesures – quatre garanties (ndlr : cette liste n’est nullement exhaustive).

L’indépendance du juge relative à ses intérêts personnels

Comme il a été vu précédemment, l’indépendance des juges bénéficie aux parties, qui peuvent ainsi se prévaloir de leur droit à une justice équitable (article 6 CEDH). Pour ce faire, l’article 7-1 de l’Ordonnance de 1958 prévoit que le juge doit prévenir et faire cesser tout conflit d’intérêt. A cette fin, il doit adresser une liste « exhaustive, exacte et sincère de leurs intérêts » à différents acteurs, dont le président de leur tribunal et à d’autres magistrats (article 7-2), et à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (article 7-3).

Cette indépendance du magistrat envers ses propres intérêts paraît essentielle. En effet, n’oublions pas que le juge est humain, et s’inscrit donc, comme tout individu, dans un certain déterminisme personnel et social. Il lui faut alors connaître ses propres faiblesses, c’est-à-dire les litiges qui pourraient nuire à son impartialité, de sorte à se rendre incompétent pour qu’un autre magistrat puisse se saisir du contentieux. C’est ce que permettent de telles mesures.

L’indépendance du juge relative à la séparation des pouvoirs

Comme il avait été vu dans l’article précédent, l’une des grandes mesures mise en place par les révolutionnaires en termes de justice fut de rendre les magistrats indépendants des autres pouvoir (législatif et exécutif), pour rendre effective la sacro-sainte division des pouvoirs, laquelle permet que le pouvoir ne soit pas centralisé, évitant ainsi les excès d’un pouvoir détenu par une seule entité. Ce principe a été réaffirmé à l’article 9 de la même ordonnance, laquelle prévoit que les fonctions de magistrat sont « incompatibles avec l’exercice d’un mandat au Parlement, au Parlement européen ou au Conseil économique, social et environnemental ». L’alinéa 2 continue en affirmant que « nul ne peut être nommé magistrat ni le demeurer dans une juridiction dans le ressort de laquelle se trouve tout ou partie du département dont son conjoint est député ou sénateur ». L’alinéa 3 prévoit quant à lui l’incompatibilité de la magistrature avec les fonctions d’exécutif local (conseiller municipal, régional, départemental, etc.). Enfin, l’article 10 interdit aux juges toute délibération politique, ainsi que de manifester une hostilité quelconque au « principe ou à la forme du gouvernement de la République ».

L’inamovibilité du juge

La dernière mesure que je compte présenter ici (il en reste bien d’autres à étudier pourtant), qui n’est toutefois pas des moindres, est celle de l’inamovibilité des juges. En effet, s’il est une garantie de l’indépendance du magistrat, c’est bien celle qui lui permet de ne pas être soumis à une pression extérieure, qui lui imposerait de changer de localité. C’est d’ailleurs ce qui différencie le juge d’un simple fonctionnaire, qui peut être muté (sous certaines conditions). Ainsi l’article 4 de l’ordonnance prévoit-il dans son alinéa 1 que « les magistrats du siège sont inamovibles », avant de préciser dans un second alinéa que « le  magistrat du siège ne peut recevoir, sans son consentement, une affectation nouvelle, même en avancement ». Il faut par ailleurs noter que ce principe de l’inamovibilité ne s’applique qu’aux magistrats du siège, confirmant ainsi d’autant plus le constat que nous faisions ci-avant de l’indépendance plus mitigée pour les magistrats du parquet, qui semblent être, à bien des égards, liés au ministère de la justice. Néanmoins, ce constat ne s’applique pas qu’au parquet mais aussi, comme il sera vu dans un dernier article, aux juges administratifs.

SOURCES :

Conseil supérieur de la magistrature, L’indépendance, 1er juin 2010, http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/publications/recueil-des-obligations-deontologiques/lindependance

Conseil supérieur de la magistrature, L’impartialité, 1er juin 2010, http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/publications/recueil-des-obligations-deontologiques/limpartialite

Conseil supérieur de la magistrature, L’intégrité, 1er juin 2010, http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/publications/recueil-des-obligations-deontologiques/lintegrite

Pierrat, E., La justice pour les nuls, 2ème édition, éditions First, p. 127

Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000339259/2020-12-11/