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Cinéma

Un singe en hiver ou l’amour de la cuite

Vous avez le vin petit et la cuite mesquine. Dans le fond, vous méritez pas de boire !

Lorsqu’on voit ou revoit Un Singe en hiver de Henri Verneuil, il semble difficile de ne pas être conquis par la verve des dialogues de Michel Audiard, qui constituent un véritable art de la punchline et du beau mot. Cela dit, personne n’aurait retenu ces répliques si elles n’avaient pas été prononcées par deux monstres du cinéma. Le premier est Jean Gabin, qui joue un hôtelier qui a promis à sa femme de ne plus toucher à l’alcool, tandis que le second est Jean-Paul Belmondo. Il interprète Gabriel Fouquet, le jeune singe qui débarque dans l’univers rangé d’Albert, comme Bebel a débarqué dans le cinéma français, c’est-à-dire en cassant tout. Fouquet redonne au vieux singe Albert une seconde jeunesse. La dimension terrienne du jeu de Gabin, dans ses mouvements et ses intonations, s’oppose au caractère aérien de celui de Bebel, sautant et dansant. Le génie de leur duo tient donc du fait qu’ils sont à la fois complémentaires, et semblables. En effet, au-delà du fait qu’ils possèdent chacun leur identité propre et distincte, les deux acteurs ont pour point commun la poésie de leur jeu, qui participe grandement à celle du film. Ensemble, ils magnifient les dialogues, et permettent à Verneuil de rendre l’ivresse spirituelle.

A première vue, la prétention et l’immaturité d’Albert et Fouquet pourrait agacer. Toutefois, à l’image de celle des acteurs, la folie des deux protagonistes élève le film. L’identification et l’attachement pour eux s’opèrent parce qu’ils bousculent l’ordre établi, morne et ennuyeux, pour laisser place à l’imprévu, le déraisonnable et la joie, que ce soit avec un feu d’artifice surprise ou un simulacre de corrida improvisé. Ainsi, l’ivresse parvient à soustraire les personnages du poids de leurs responsabilités afin de donner libre cours à leur insouciance enfantine et leur espièglerie pour notre plus grand plaisir. Ce refus des règles et de la demi-mesure se révèle donc aussi jouissif et cathartique que poétique car, comme le suggère la très belle métaphore du singe en hiver, Fouquet et Albert parviennent dans un sens à ramener l’été dans cette ville normande, par le voyage imaginaire. L’apparition de la danse et des thèmes musicaux qui rappellent la Chine et l’Espagne souligne à merveille cet appel de l’exotisme qu’invoque l’ivresse.

Albert (Jean Gabin) et Fouquet (Jean-Paul Belmondo) au bar © Un Singe en Hiver (1962) de Henri Verneuil

Pourtant, il serait injuste de réduire le film à un manichéisme, entre d’un côté le méchant monde des règles et de la bienséance, et de l’autre le merveilleux monde de l’ivresse. Verneuil aurait aisément pu faire de la femme d’Albert un personnage antipathique pour justifier le comportement de son mari, mais au contraire on la comprend tout autant qu’on comprend les deux agitateurs, ce qui participe grandement à la justesse du film. Cette femme veut seulement vivre sa vie tranquillement sans avoir à s’inquiéter pour son époux. Chacun a simplement ses raisons.

Malheureusement, il y a toujours un retour et la beauté du voyage provient aussi de son caractère éphémère. De là jaillit la mélancolie du film, car Albert et Fouquet restent des singes en hiver, des êtres perdus dans un monde un peu trop sage, ce qui les rend d’autant plus touchants. Malgré tout, le souvenir de cette nuit où ils ont oublié leur tristesse pendant un soir pour partager ce moment d’ivresse subsistera.

Dis-toi que si quelque chose devait me manquer, ce ne serait plus le vin. Ce serait l’ivresse !

Un singe en hiver demeure un film qui, sitôt qu’on l’a vu, donne envie de retourner se ruer dans les bars. Soyons clair : l’œuvre de Verneuil ne doit sûrement pas plaire aux associations de lutte contre l’alcoolisme. Néanmoins elle permet, tant pour les personnages que pour nous, de vivre le temps d’1h45 une échappatoire, un moment d’évasion précieux en ces temps de restrictions et de quarantaines. Parce que parfois on en a assez d’être raisonnable, parce qu’il peut être bon de faire n’importe quoi, parce qu’on a besoin de cette ode à l’ivresse, à l’imprévu, à la démesure pour pouvoir voyager même immobile. Verneuil l’affirme : la cuite peut être transcendante, et si on ne le comprend pas, on ne mérite pas de boire.