Soyez résolu à ne plus servir… : Globalia, Jean-Christophe Rufin
Nous vous le conseillions le mois dernier dans nos recommandations lecture de l’été, nous nous y penchons plus spécifiquement ici : Globalia, le grand roman dystopique de Jean-Christophe Rufin. De quoi poursuivre notre série implicite sur les grands romans du genre.
Une quête de liberté : des réflexions poussées sur fond de légèreté
Nous avions donc laissé Baïkal, un jeune homme idéaliste et fougueux, et sa compagne Kate s’offrir une escapade dans les « non-zone ». Leur but ? Fuir Globalia, un monde étatisé ne formant qu’un seul pays désigné comme une « démocratie parfaite ». Le défi de Rufin était grand : produire une nouveauté dans un genre qui, au début des années 2000, était déjà extrêmement balisé. En effet, 1984 et Le Meilleur des Mondes étaient alors sortis depuis un demi-siècle, idem pour Farenheit 451. Même La Zone du Dehors d’Alain Damasio devance le roman de quatre ans. Rufin parvient à nous livrer, grâce au ton volontairement léger emprunté régulièrement et à l’histoire d’amour entre les deux personnages principaux qui rythme le récit, un roman moins noir que ce à quoi l’on peut s’attendre en ouvrant le livre sur maintes réflexion sur le libre-arbitre, l’organisation politico-sociale de la société et l’individualisme.
Le résumé se fait de manière simple car le schéma narratif emprunté est globalement (sans mauvais jeu de mot) sans risque. Baïkal et Kate, dès les premiers chapitres rythmés et haletants, tentent de fuir par une brèche le vaste monde cloisonné de Globalia, mais sont très vite rattrapées par les forces globaliennes. Baïkal est conduit face aux autorités pendant que Kate, sans casier judiciaire et n’étant pas fichée pour ce genre de sympathies, est relâchée. Baïkal rencontre alors le mystérieux Ron Altman, qui est en réalité un haut-dignitaire de la Protection sociale, l’organe chargé de maintenir la cohérence du monde de Globalia et surtout l’asservissement de la population, main-dans-la-main avec les grandes entreprises. Les politiques sont, eux, complètement délaissés, réduits à un rôle de simple figuration.
Un florilège littéraire et social : anticiper les dérives du néo-libéralisme
Le pari de Rufin consistant à reprendre le genre à son compte est plutôt bien réussi. Habitué à ses romans de fiction historique, l’écrivain et futur académicien entre très bien dans le roman d’anticipation, lui donnant une allure de fable tant l’idéalisme exacerbé des personnages voulant quitter Globalia est poussé à son paroxysme. Au point que certains pourraient trouver cela trop naïf, et donc agaçant… Là où les vaches sacrées du roman d’anticipation proposent une seule facette des conséquences de leur monde dystopique, Rufin, fort de son expérience de globe-trotter, opte pour une espèce de synthèse de tout ce qui pourrait mal se passer en cas d’une profonde dérive du néo-libéralisme et du sécuritarisme. En effet, les deux arguments centraux du roman résident dans la volonté de Rufin de montrer, d’une part l’aliénation totale de la population par le consumérisme qui stimule constamment ses insatisfactions, et de l’autre à quel point le sécuritarisme a verrouillé de plus en plus la libéralité du régime occidental face aux attaques terroristes ou autres troubles. C’est ce même régime libéral qui prétend servir la liberté des concitoyens jusqu’à la limite, impossible à déceler et totalement arbitraire, de « l’ordre public ». On constate une espèce de macération lente de la population dans un tourbillon d’idées préconçues bombardées par la télévision et la publicité, et par le divertissement en tout genre. L’avertissement est donc une nouvelle fois de mise et à ce propos, Rufin cite lui-même Tocqueville et De la Démocratie en Amérique dans sa postface : « L’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ». Bien avant l’apparition des régimes totalitaires, Tocqueville imaginait déjà au XIXème siècle les dérives d’une société démocratique, aux messages martelés par un État de droit de plus en plus coercitif.
L’abrutissement de la population est également omniprésent bien que les interactions se limitent aux seuls personnages. L’aliénation du système démocratique est démontrée dans la scène où Kate rencontre un député de Globalia, ce dernier exprimant l’absolue perfection du régime globalien avec ses multiples élections, qui ne servent fondamentalement pas à grand-chose mais maintiennent la population dans un semblant de décision. L’apathie du politique face à sa fonction supposée n’est pas sans rappeler la logique de simple prestataire de service dont se voient taxer nos exécutifs actuels, et donne une sueur froide à la lecture de ce passage.
Sur fond de critique du consumérisme et du sécuritarisme, et partant de la logique géopolitique de l’axe Nord-Sud, Rufin démontre comment le Nord occidental (Globalia) a tourné le dos au Sud tiers-mondiste (les non-zone) tout en faisant de ces zones une chasse gardée du Nord, ce dernier l’administrant secrètement pour maintenant sa domination. Difficile de ne pas y voir le sort réservé aux pays du tiers-monde par le grand pays occidental par excellence, les États-Unis.
Un immense verrou se pose lentement sur nos personnages tentant de s’émanciper de Globalia et croyant naïvement être sur la bonne voie, et c’est suffoquant. En vérité, et c’est là un excellent point du roman, la fuite de Baïkal et de Kate est orchestrée par les autorités globaliennes, notamment la Protection sociale (nom très bien trouvé), mené par le perfide Ron Altman qui se sert de Baïkal pour en faire le nouveau bouc émissaire de l’État globalien. En effet, celui-ci devient le Nouvel Ennemi à qui on attribue des attentats terroristes, maintenant ainsi la population dans un état constant de peur. Difficile de ne pas voir ici l’influence du 11 septembre 2001, et la nouvelle ère dans laquelle l’attentat a fait entrer l’Humanité ; opposant le Nord et sa démocratie libérale qui s’effrite de jour en jour face au besoin permanent de sécurité martelé par les médias et l’État, au Sud, supposé héberger les terroristes. Rufin pousse la réflexion plus loin, en supposant que le terme de « terroriste » concerne en fait tout ce qui à trait de près ou de loin à une appartenance communautaire quelconque, ce qui explique l’existence d’une unique langue en Globalia, appelée l’anglobal.
En bref, un roman bien léché et dicté par un impératif de réflexion, comme l’auteur le rappelle dans sa postface. Au delà des aspirations classiques qu’un tel roman crée, il est également assez intéressant d’y voir le panorama synthétique que Rufin dresse au début des années 2000. Jean-Christophe Rufin est académicien depuis 2008.