De la peur de l’inconnu à la peur de l’échec : quel rapport à la réussite sociale ?
Les résultats sont tombés il y a quelques semaines ; 90,9% de réussite au baccalauréat 2023 en France après les rattrapages. Dans une société où la réussite semble croissante, puisque ce pourcentage s’élevait à seulement 59% dans les années 1960, la peur de ne pas y arriver suit la même tendance.
La peur de l’inconnu, qui se traduit finalement par la crainte d’échouer, renvoie à la nature pessimiste pour laquelle est connue la France. Cette dernière visualise l’échec comme une fin en soi, et non comme une expérience enrichissante ou audacieuse. Le philosophe allemand Kurt Riezler est le premier à théoriser et expliquer ce phénomène selon lequel en temps de crise, les individus expriment une « peur de l’inconnu ». Il étudie les rapports entre la peur et le savoir, en d’autres termes entre le flou et la connaissance, expliquant les conséquences sociales sur le plan individuel comme collectif.
Poussée à un niveau irrationnel, la peur de l’échec, aussi appelée atychiphobie, peut plonger un individu dans une situation paralysante, refusant d’avancer vers ce qui est risqué. Le raisonnement qui suit vise à questionner notre rapport à l’inconnu, au succès et à l’échec ; à interroger la volonté toujours plus grande de gravir les échelons et la peur de la redescente qui marquent nos sociétés actuelles.
Une société du risque marquée par la peur
L’incertitude étant remplacée par la crainte, la peur devient donc le premier moteur de l’action. Sociologue allemand, Ulrich Beck décrit dans La société du risque l’effondrement de la croyance en une société du « zéro risques », de l’immortalité et de l’assurance, suite à l’accident de Tchernobyl. Les théories de la fin de l’Histoire et d’une mondialisation heureuse disparaissent, pour laisser place à une nécessaire réacceptation du risque. Ulrich Beck et son homologue britannique Anthony Giddens théorisent alors l’émergence de nouveaux risques dits modernes, représentant une telle menace qu’ils dépassent les dangers du XIXème siècle, et les solutions du XXème. Ainsi, les promesses de la modernité n’ont pas été tenues, la misère n’a pas été vaincue, les inégalités se sont remises à croître, le sous-développement d’une grande partie du monde n’a pas cessé et le progrès a engendré toutes sortes de maux, menaces et dangers intégrés dans le concept de risque (pollution, catastrophes industrielles ou nucléaires, risques alimentaires, menaces sur l’environnement, atteintes à la santé, au bien-être, etc.).
La société actuelle aurait donc basculé vers « une philosophie de la précaution » et une « politique de la prévention », incitant à l’inaction au profit d’une forme de sécurité. A cela s’ajoute la dynamique d’individualisation qu’a connue la société française dès les années 1970, témoignant d’une place grandissante de l’individu au sein des préoccupations sociales et sociétales. Celle-ci vient renforcer la tendance au renfermement de la société, et étayer la menace de l’échec individuel face aux risques multiples de la société.
Le diplôme contre toute incertitude
Si les Trente Glorieuses ont constitué en France un tremplin pour la génération des baby-boomers qui obtiennent des emplois de cadres alors que le diplôme d’études supérieur n’est pas une nécessité, la société actuelle accorde une importance majeure aux diplômes, meilleur rempart contre le déclassement. Cette période de croissance et de plein emploi contraste avec l’époque actuelle, qui voit des fils de nouveaux cadres forcés d’occuper une position sociale inférieure à celle de leur père. Face au chômage de masse et à un marché du travail saturé et précaire, le rapport à la réussite rythme la vie des Français, et le diplôme apparaît comme un tremplin vers la réussite sociale. Alors, celui-ci s’inscrit dans une quête de sécurité et une volonté de se protéger contre l’échec, réel ou ressenti.
Pourtant, un paradoxe réside dans le fait que les diplômes soient de moins en moins suffisants pour faire face au chômage de masse et à la précarité des débuts de carrière, tout en devenant de plus en plus indispensables pour répondre aux exigences des recruteurs. La crise économique aggrave cette tension en creusant les inégalités entre les détenteurs de diplômes : d’un côté, les diplômes de l’enseignement professionnel débouchent généralement sur des postes d’ouvriers ou d’employés et offrent peu de possibilités d’accéder à des emplois hautement qualifiés en cours de carrière. De l’autre, les diplômés de l’enseignement supérieur sont souvent rétrogradés lors de leur embauche mais ont tendance à être reclassés au cours de leur carrière. S’il tend à perdre de sa valeur, le diplôme constitue tout de même un filet de sécurité contre l’incertitude de la vie et le déclassement qui nous effraient tant.
Echouer après avoir réussi : redouter la redescente
Si le diplôme peut offrir une sécurité initiale, il ne doit pas être considéré comme la seule voie vers la réussite. Ulrich Beck l’évoquait dans La société du risque : tout devient danger, tout devient risqué. Alors, même après avoir réussi, la peur d’échouer persiste, et plus particulièrement la peur de retomber. La redescente possible après la grande ascension est peu représentée dans les schémas de mobilité sociale et souvent tabou dans notre société. En effet, la réussite n’est pas linéaire et éternelle, et la fin d’un succès peut être vécue brutalement. Cette peur de ne pas être à la hauteur sur la durée et de faire face à la honte après la gloire est alimentée. L’échec semble intemporel et dépend également des évolutions de la société. Ainsi, le diplôme ne suffit plus et est considéré comme l’« arme des faibles »[2] ; un marqueur de réussite sociale, qui n’est en fait pas absolu et ne peut pas réellement et indéfiniment protéger d’une situation de déclassement. Il convient de se différencier et de multiplier ses armes comme si la réussite était, elle, limitée. Pourtant, pour réussir il faut risquer d’échouer.
De multiples facteurs à la réussite existent, comme la pratique d’un art ou d’un sport, un capital culturel ou scolaire non certifié, ou encore son attrait pour tel ou tel sujet selon son origine sociale. Ainsi, percevoir la réussite comme étant uniquement d’origine académique comme le fait notre société actuelle ne rend pas justice à la diversité des réussites envisageables. La peur de l’échec et l’accumulation de remparts peut freiner l’exploration de nouvelles voies, dissuader de prendre des risques ou d’innover. La société doit encourager l’entrepreneuriat, la créativité, l’innovation et l’exploration de différentes voies professionnelles. Le rapport à la réussite se déplacerait alors dans des sphères professionnelles et personnelles variées, laissant place à une peur de l’inconnu menant à une expérience enrichissante, plutôt que la seule crainte d’échouer.
Un 0 honteux ou un 0 généreux : le salaire et le paraitre comme réussite
Au-delà de la position sociale, la réussite sociale s’exprime aussi par le salaire perçu par un individu. Alors, entre perception personnelle et réalité, s’immiscent également le paraitre et la vision donnée de sa réussite. Le salaire ou encore la carrière à temps plein semblent représenter des indicateurs quant à la réussite d’un individu. Or dans la société actuelle, de plus en plus de jeunes entrepreneurs fortunés se voient félicités de leur bravoure du fait du chemin inhabituel emprunté.
Pourtant, ceci n’est pas le destin de tous, et une grande majorité des Français travaillent davantage, dans l’espoir de voir leur salaire gonfler. Avoir une voiture de luxe, une grande maison, une belle montre sont des éléments se rapportant à la réussite sociale et donc au salaire. Le nombre de zéros sur la fiche de paie apparait donc comme la traduction la plus concrète d’une réussite ou d’un échec professionnel et social. Il ne s’agit plus de lutter contre la peur de ne pas être à la hauteur, mais de masquer une honte de ne pas atteindre le sommet le plus haut. Pourtant, multiples sont les facteurs permettant à un individu d’obtenir ces objets de désir, qui ne sont pas nécessairement signes de richesse absolue : le paraitre rend simplement visible ce que chacun souhaite montrer.
Pourtant, entre différences de perceptions, de réalités et d’apparences, « réussir sa vie » semble flou dans sa conception comme sa réalisation. Ces critères censés mener à une réussite assurée présentent de grandes failles et des inégalités persistantes dans la société, de l’obtention d’un diplôme aux questions de genre dans l’indice salarial.
Les conséquences politiques d’une culture de la peur
Le politique semble s’emparer de la peur grandissante qui empreint nos sociétés contemporaines pour manipuler les populations. Issu de la propagande puis récupéré par l’action des médias, la peur peut générer des faiblesses pour un collectif, qui ne sait plus juger de la véracité d’une information. Alors, le politique peut manipuler celui-ci à ses propres fins en se présentant comme un pouvoir protecteur, qui rassure les individus en ces temps d’incertitude. C’est ce que démontre Noam Chomsky dans La fabrique du consentement : les individus sont aliénés par la collusion des médias et du politique, en s’appuyant sur la logique de la propagande.
Dans les situations où l’identité et l’intégrité sociale sont en danger, le concept de risque symbolique prend tout son sens. Cet élément crucial a suscité diverses interprétations : selon la théorie de la gestion de la terreur et les recherches en psychologie politique, la défense identitaire émerge de manière indirecte suite à la manipulation de la peur, se traduisant par la recherche de boucs émissaires, un repli communautaire et la préservation de l’estime de soi. Les théories de la globalisation, quant à elles, mettent l’accent sur les perturbations engendrées par la perte de repères et de frontières identitaires. Cette réaction identitaire entraîne également une tendance à repousser toute forme d’altérité. En somme, le risque symbolique s’inscrit dans un phénomène complexe, où les menaces perçues se mêlent à la quête de protection et de préservation des identités collectives.
La peur qui s’exprime dans la société française entière entraîne des répercussions au niveau collectif comme individuel, et est marquée par une action politique qui s’en imprègne. Entre développement de l’entreprenariat et peur de sauter le pas, l’individualisme grandit, plaçant le poids d’un succès sur les épaules d’un seul. Et si la peur de l’échec devenait la détermination d’avancer vers un avenir des possibles, entre apprentissage et remodelage ?
[1] Tristan POULLAOUEC, 2010 Le diplôme, arme des faibles, Paris : La Dispute