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L’hôpital écartelé entre santé publique et rentabilité

La situation hospitalière en France, critiquée depuis plusieurs années, continue de se détériorer sans qu’aucune solution concrète ne soit proposée. Parmi les thématiques les plus discutées : la suppression des lits d’hôpital, la désertification des milieux ruraux et le manque de moyens des hôpitaux. Face à ces difficultés, des réorganisations de l’hôpital public, souvent accusées d’encourager la dérive managériale et de défendre une vision économiciste de cette institution, ont été entreprises.

Etat des lieux de la situation hospitalière : entre désertification du milieu rural et désertion du milieu urbain

Si le secteur médical attire toujours énormément d’étudiants, certains secteurs sont en mal de recrutement. La thématique bien connue des déserts médicaux, présente dans le programme présidentiel d’Emmanuel Macron, a été ramenée au premier plan lors des négociations autour du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023. La proposition du ministre de la Santé François Braun de l’ajout d’une quatrième année d’étude pour les internes de médecine générale encouragée à avoir lieu dans les déserts médicaux a été validée par l’Assemblée nationale suite à l’utilisation du 49.3 par le gouvernement.

Mais cette mesure ne passe pas dans le secteur médical, parcouru de contestations de la part des internes. Même lorsqu’ils ne sont pas soumis à des contraintes géographiques, les soignants se trouvent confrontés à des conditions de travail déplorables qui entraînent un désintérêt de plus en plus massif pour des structures telles que l’hôpital public. Ce dernier fait face à un phénomène de désertion, lié à un salaire trop faible, mais pas seulement. Le manque de moyens de l’hôpital public français est saillant : si le projet de loi de financement de la Sécurité sociale prévoit 800 millions d’euros pour compenser l’inflation dans ce secteur, plusieurs fédérations hospitalières estiment qu’il faudrait environ 1.1 milliard pour permettre un fonctionnement correct de la totalité des établissements de santé.

Ce manque de moyens se ressent par exemple au niveau du manque d’investissement dans la protection informatique, avec des hôpitaux vulnérables aux cyberattaques. Les hackers repèrent les failles du système informatique et volent les données confidentielles des patients, comme ce fut le cas il y a environ 2 mois pour l’hôpital de Corbeil-Essonnes et ses 11 gigaoctets de données piratées. Le désintérêt pour la profession s’amplifie de par la nature de plus en plus diversifiée des tâches effectuées : pour faire face au manque de soignants, il arrive régulièrement que des infirmiers soient assignés à des services différents de celui dont ils dépendent pour combler les absences. Les difficultés imputables au manque de moyens étaient autrefois surmontées par une cohésion très forte entre personnes d’un même service et même entre ces derniers. Mais vers les années 2000, une gestion de type entrepreneuriale de l’hôpital, sur laquelle on reviendra, a conduit à la dégradation du sentiment d’appartenance à une équipe.

Ces dysfonctionnements posent problème, pas uniquement pour les soignants mais également pour soignés, qui se retrouvent parfois face à des situations de « pertes de chances » (de guérison), par manque de suivi faute de moyens notamment humains. Le secteur de la santé n’est vraisemblablement pas en pleine forme.

Virage ambulatoire et suppression de lits

Le 26 octobre 2022, Arnaud Robinet, président de la Fédération hospitalière de France, affirmait « Cela ne suffit plus de recharger les batteries de l’hôpital de temps en temps. Sortons de cette politique sanitaire de la réaction. ». Parmi les réorganisations de l’hôpital public qui se veulent profondes pour faire face à ces problématiques se trouve la démarche de « virage ambulatoire ». Ce revirement de politique est survenu au cours des années 1990-2000 et a été ancré en France en 2016 avec la loi de modernisation de notre système de santé. Reste à savoir si le virage a été bien négocié.

Une prise en charge « ambulatoire », dans le contexte hospitalier, désigne une hospitalisation brève, qui n’implique pas de nuit à l’hôpital pour le patient, quand, à l’inverse, l’hospitalisation traditionnelle est caractérisée par un séjour de plus de 12 heures à l’hôpital. Cette idée implique de rapprocher les soins des milieux de vie et de favoriser l’autonomie des patients, grâce à une recomposition du paysage sanitaire permettant la mise en place de « parcours de soins ». Il s’agit de décloisonner les soins entre la ville et l’hôpital pour que la prise en charge des patients soit globale et que l’hôpital ne constitue plus qu’une étape du parcours de soins, caractérisé par une forte coopération entre professionnels.

Sur le papier, cette promesse de « virage ambulatoire » séduit. En pratique, même si elle a eu des effets désirables, il est à noter qu’elle s’accompagne d’une dynamique de fermeture de lits problématique et qu’elle perpétue une vision économiciste du milieu des soins. Entre 2016 et 2021, 21 000 lits d’hospitalisation ont été fermés, seulement partiellement remplacés par des places d’hospitalisation en journée (9 000 ouvertures). Cette organisation qui vise à désengorger l’hôpital pour aiguiller les patients vers des services de proximité tels que des maisons de santé ou des soins à domicile peut s’avérer efficace pour traiter les épisodes aigus d’une pathologie. Elle est cependant tout à fait impuissante lorsqu’il s’agit de soigner sur la durée des patients vieillissants ou atteints de maladies chroniques, les places en structures alternatives à l’hôpital accueillant des patients pour la nuit étant très limitées.

L’hôpital géré comme une entreprise privée : à l’ère du Nouveau Management Public

Dans un débat organisé sur la chaîne Arte en novembre 2021 Comment soigner l’hôpital public ? – 28 Minutes, l’un des chroniqueurs se pose la question de savoir si « l’hôpital est victime d’une absurdité idéologique » selon laquelle on ne « peut pas demander à une entité d’être à la fois un service public et d’être rentable ? ». Il fait ici mention de l’arbitrage incessant que doivent réaliser les services publics entre services rendus à la population et contraintes de rentabilité. Ces dernières sont largement liées au mode de gestion de l’hôpital comme une entreprise privée, très décrié dans le milieu, et à lier avec l’importance de la notion de Nouveau Management Public, qui consiste à minimiser toute différence de gestion entre le secteur public et le secteur privé (les « nouveaux managers » passent d’ailleurs très fréquemment de l’hôpital à l’entreprise et inversement).

Dans un entretien accordé à Frédéric Pierru et Louis Weber en 2013, André Grimaldi, un des animateurs du mouvement pour la défense de l’hôpital public et auteur de L’Hôpital malade de la rentabilité (2009) et La Santé écartelée entre santé publique et business (2013), dénonce la médecine devenue « industrielle » et le médecin « ingénieur, travaillant dans une entreprise ». Il se place en opposition avec la dérive managériale, fondamentalement néolibérale, qui mène à percevoir l’hôpital comme une entreprise comme les autres. La tarification à l’acte, méthode de financement des établissements de santé reposant sur l’évaluation de l’activité effective des établissements adoptée en 2004, a grandement participé à la diffusion de cette vision de l’hôpital public.

Toujours selon André Grimaldi, la tarification à l’acte « favoriserait la marchandisation de la médecine et préparerait la privatisation des hôpitaux ». Pour illustrer l’aspect problématique d’une telle vision, ce dernier dresse dans l’interview le portrait d’un malade « rentable », qui serait « celui qui nécessite des gestes techniques standardisés programmés » tels que la dialyse, la cataracte ambulatoire, la coloscopie… Ce portrait, qui s’inscrit dans un modèle marchand, est en totale opposition avec l’éducation thérapeutique, correspondant au « fait d’apprendre aux malades à se soigner ». On voit donc un système de santé tiraillé « entre santé publique et business », et la mise en place d’un virage ambulatoire ne suffira pas à réconcilier les deux camps.


“Hôpital : plus de 4 300 lits d’hospitalisation complète supprimés en 2021”, Le Monde avec AFP, Publié le 28/09/2022, URL:

https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/09/28/hopital-plus-de-4-300-lits-supprimes-en-2021_6143489_3224.html

Germain Treille, “Régulation de l’installation des médecins : quand Emmanuel Macron l’évoquait dans son programme présidentiel”, France Bleu Mayenne, Publié le 10/10/2022, URL:

https://www.francebleu.fr/infos/sante-sciences/regulation-de-l-installation-des-medecins-quand-emmanuel-macron-l-evoquait-dans-son-programme-1665234899

Marc Olivier Bitker, “Au-delà des salaires, remotiver les personnels de l’hôpital”, Le Figaro, Publié le 25/09/2022, URL:

https://sante.lefigaro.fr/article/au-dela-des-salaires-remotiver-les-personnels-de-l-hopital/

“Budget « Sécu » : Le gouvernement veut interdire l’intérim aux jeunes soignants”, 20 Minutes avec AFP, Publié le 26/09/22

“Inflation : les hôpitaux et les cliniques réclament «une pleine compensation» au gouvernement”, Le Figaro avec AFP, Publié le 01/10/2022, URL:

https://www.lefigaro.fr/conjoncture/inflation-les-hopitaux-et-les-cliniques-reclament-une-pleine-compensation-au-gouvernement-20221001

Florian Reynaud et Louis Adam, “Cyberattaque contre l’hôpital de Corbeil-Essonnes : ce que l’on sait sur les données diffusées”, Le Monde, Publié le 26/09/2022, URL:

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/09/26/apres-la-cyberattaque-contre-l-hopital-de-corbeil-essonnes-ce-que-l-on-sait-sur-les-donnees-diffusees_6143245_4408996.html

Nicole Fachet, “Cyberattaques : pourquoi les hôpitaux deviennent-ils la cible des hackeurs et comment se protéger ?”, Franceinfo, Publié le 04/10/2022, URL:

https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/ardennes/charleville-mezieres/cyberattaque-pourquoi-les-hopitaux-deviennent-ils-la-cible-des-hackeurs-et-comment-se-proteger-2627752.html

https://www.francetvinfo.fr/sante/deserts-medicaux/sante-les-internes-de-medecines-contre-la-mesure-visant-a-les-envoyer-dans-les-deserts-medicaux_5452099.html

Yves Palau, “Le « virage ambulatoire » de l’hôpital : de la communication ou une vraie politique de santé ?”, The Conversation, Publié le 05/07/2018, URL

https://theconversation.com/le-virage-ambulatoire-de-lhopital-de-la-communication-ou-une-vraie-politique-de-sante-98413

https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/parcours-des-patients-et-des-usagers/article/parcours-de-sante-de-soins-et-de-vie