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Comptes rendus d'expos

Barbara Kruger : Your body is a battleground

En avril 1989 ont lieu à Wasington des manifestations pour le droit à l’avortement. C’est pour cette occasion, que l’artiste Barbara Kruger réalise une de ses oeuvres iconiques ‘Your Body Is A Battleground (1989)

* English version below *

En avril 1989 ont lieu à Wasington des manifestations pour le droit à l’avortement. C’est pour cette occasion, que l’artiste Barbara Kruger réalise l’une de ses oeuvres iconiques Your Body Is A Battleground (1989) : une sérigraphie en noir et blanc d’un visage de femme, une moitié en positif, l’autre en négatif, et couverte du slogan ‘Votre corps est un champ de bataille’ dont la typographie blanche se détache sur un rectangle rouge, image qui devient un emblème de la lutte. 

© Marion Rouméas

Ces manifestations sont motivées par le remplacement progressif des juges libéraux par des juges conservateurs à la Cour Suprême faisant ainsi craindre le retrait de l’arret Roe v Wade, la décision de 1973 qui a consacré le droit fédéral à l’avortement aux Etats-Unis. La même année, un article du Monde affirmait à ses lecteurs  « qu’il serait très surprenant que ces craintes se concrétisent » et rejetait cette possibilité comme « hypothétique ». Nous voilà trois décennies plus tard, alors que les Etats-Unis ont connu un droit constitutionnel au mariage gay et un président noir, et Roe est annulé en 2022. Seulement maintenant, les mots de Simone de Beauvoir nous reviennent à l’esprit :

N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant”.

Barbara Kruger est restée vigilante toute sa vie. Elle n’a pas été vraiment surprise par le retrait de ‘Roe v Wade’ qu’elle qualifie de « résultat d’un manque d’imagination. » C’est de ce résultat que son œuvre tente de nous arracher : elle nous oblige à imaginer et à ressentir le pire à venir, pour mieux nous mobiliser contre. Sa première œuvre publiée après l’annulation de l’arrêt Roe a été une couverture pour le magazine New York, reprenant la même sérigraphie iconique de 1989, mais avec un nouveau slogan : « Qui devient un meurtrier dans l’Amérique post-Roe ? » L’original Your body is a battleground a quant à lui été présenté à la galerie David Zwirner sur des écrans modernes, dans une installation immersive et captivante.

Barbara Kruger est connue pour son travail sur le potentiel plastique et émotionnel des mots et des images. Née en 1945 dans le New-Jersey, elle étudie dans les années 1960 le graphisme publicitaire à la Parsons School of Design, et en 1966, elle travaille comme graphiste à la Condé Nast Publications, où elle conçoit le design graphique de divers magazines comme Mademoiselle. Ces expériences de graphiste et directrice artistique lui apprennent le pouvoir d’influence des images et des mots dans une société qui, à cette époque, est marquée par l’essor fulgurant de la société de consommation, et des diverses techniques de publicité. Capter l’attention du spectateur devient alors crucial pour pouvoir se faire une place parmi ce bombardement d’images et d’informations. 

Le deuxième constat que fait Barbara Kruger, c’est qu’en se réappropriant les codes de la publicité, elle peut pirater cette esthétique pour amener l’attention du spectateur sur quelque chose d’inattendu, de provoquant, ou de poétique. C’est ainsi qu’elle développe son esthétique caractérisée par l’emploi d’une écriture blanche sur fond rouge, utilisant systématiquement la typographie Futura, le tout se détachant sur des images en noir et blanc plus ou moins vintage. Les œuvres de Barbara Kruger sont ainsi remarquablement contrastées, lisibles, et attractives : il s’agit de capter notre attention et de créer des images accessibles, comme le sont les images publicitaires.  » Créer, dans cet univers, c’est rendre accro de façon instantanée. » écrit le spécialiste des médias Bruno Patino, qui constate que l’économie de l’attention sculpte les images produites dans les médias, et l’art plus largement. Mais dans les œuvres de Barbara Kruger, contrairement aux slogans publicitaires, les affirmations utilisées comme “it is enough to talk about equality one must believe in it” sur une photographie de Wonder Woman, ou bien “If it bleeds, it leads” sur les photos d’Hitler et de Martin Luther King, sont là précisément pour remettre en question les arguments d’autorité. Alors que Bruno Patino constate : « L’économie de l’attention détruit, peu à peu, tous nos repères. Notre rapport aux médias, à l’espace public, au savoir, à la vérité, à l’information, rien ne lui échappe », le travail de Barbara Kruger tend justement à rendre cette destruction de repères d’autant plus visible et à aiguiser notre attention. 

© Marion Rouméas

Lorsque l’on entre dans l’espace de la galerie David Zwirner, on est d’abord assommé par le son d’une machine à écrire, des bruits de tambours, des extraits de musiques, et par des paroles répétées en boucle. Le son est fort, les lettres sur les écrans bougent trop vite pour pouvoir être lues, l’écriture blanche sur fond rouge fait mal aux yeux,  les formats sont immenses, les slogans nous bombardent d’ affirmations contradictoires, bref, l’installation est imposante, agressive, et l’ambiance, sinistre. Assener le spectateur avec des affirmations provocantes, disruptives, et agressives c’est aussi le moto de l’écrivaine et féministe française Viriginie Despentes. Il s’agit alors, pour Virginie Despentes, tout comme pour Barbara Kruger, de dire tout haut ce qui doit être tu, et de ne pas s’excuser. Virginie Despentes écrivait justement dans King Kong Théorie (2006), à propos de la banalisation des inégalités sexistes face aux autres inégalités :Il faut être crétin, ou salement malhonnête, pour trouver une oppression insupportable et juger l’autre pleine de poésie.” Lorsque Virginie Despentes utilise la littérature mêlée à un franc parlé et à une certaine colère, Barbara Kruger emploie une esthétique puissante et autoritaire. Dans les deux cas, il s’agit d’exprimer une émotion intolérable : l’injustice, l’absurdité, la consternation, et peut-être insuffler des envies de changement. 

Au travers de ses œuvres, Barbara Kruger pense également une esthétique des manifestations, et propose ainsi autant d’images qui deviennent des supports visuels et iconiques pour des manifestations. C’est le but de ces images sous forme d’affirmations incontestables qui s’adressent directement au lecteur par l’emploi de sujets comme ‘I’ ou ‘You’. Ces slogans provocateurs, comme ‘I shop therefore I am’ sont là pour amener le spectateur à se questionner sur la justesse ou non de ces affirmations, et à éprouver une sensation de désaccord. Il s’agit, au-travers de l’exposition, de donner au spectateur une expérience de disruptivité. Par ailleurs, les œuvres de Barbara Kruger sont conçues pour exister pour et en dehors de l’espace muséal. L’artiste affirme qu’elle n’est pas contre le copyright mais qu’elle ne possède pas de monopole sur la police de caractère utilisée. Ses images sont conçues pour être diffusées et réutilisées dans la société, sur des pancartes dans des manifestations, ou sur les réseaux sociaux.

© Marion Rouméas

On ne peut pas parler de l’œuvre de Barbara Kruger sans mentionner la réutilisation de son esthétique par la marque de vêtements streetwear Supreme, connue pour la commercialisation de Tshirts noirs, affublés d’un mot en blanc sur un rectangle rouge. Barbara Kruger n’a jamais poursuivi Suprême, mais ne manque pas de se moquer du malentendu : alors que l’esthétique de Barbara Kruger a été conçue pour dénoncer la société consumériste, patriarcale et les diverses inégalités, Suprême ne voit en elle que son efficacité visuelle incontestable, à la fois captivante et autoritaire, et l’utilise à des fins purement mercantiles. Dans une des salles de David Zwirner dont les murs sont tapissés de collages divers de Barbara Kruger, assemblés les uns dans les autres à la façon de poupées russes, Barbara Kruger ne manque pas de faire un clin d’oeil ironique à Supreme, en incluant certaines images des Tshirts à cet amas difficilement discernable de collages. Lorsque Suprême souhaite poursuivre en justice la marque de vêtement Married to the Mob pour avoir ré-utilisé l’écriture blanche sur fond rouge, Barbara Kruger ne manque pas d’humour en affirmant : « Quel ridicule amalgame de plaisantin pathétiques. Je fais mon travail sur ce genre de farce tristement stupide. J’attends qu’ils me fassent tous un procès pour violation des droits d’auteur ! »

La force politique des œuvres de Barbara Kruger ne réside pas tant dans un pouvoir de changement immédiat, mais davantage dans l’expression visuelle d’une émotion – la colère, l’humour, le cynisme – qui peut à son tour toucher émotionnellement le visiteur. L’œuvre de Barbara Kruger est ainsi à la fois un catalyseur des tensions actuelles et d’émotions communes. Les affirmations de Barbara Kruger, comme ‘My body is money’ par exemple, sont autant d’énonciations brutales des injustices banalisées dans notre société, que d’anticipations d’un pire à venir. Flirtant avec des slogans satyriques, cyniques, voire franchement drôles, il s’agit au-travers d’une esthétique sinistre et dystopique, de permettre au regardeur de catalyser une forme de consternation, de révolte, et de le rendre plus alerte des enjeux politiques cruciaux de notre époque.

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Your body is a battleground

In April 1989, demonstrations for the right to abortion took place in Washington. It was for this event that the artist Barbara Kruger created the image Your Body Is A Battleground (1989) : black and white silkscreen of a woman’s face, one half a positive print, the other a negative, and covered with the slogan ‘Your Body Is A Battleground’, the white typography against a red rectangle, an image that became an emblem of the struggle.

The demonstrations were motivated by the progressive replacement of liberal judges by conservative

© Marion Rouméas

ones on the Supreme Court, raising fears of the reversal of Roe v. Wade, the 1973 decision that enshrined a federal right to abortion. A contemporary article in Le Monde told readers « it would be very surprising if these fears were to materialize » and dismissed the possibility as a “hypothetical.” Yet here we are, three decades and a constitutional right to gay marriage and a Black president later, and Roe has been overturned. Only now do we remember Simone de Beauvoir’s warning :

« Never forget that a political, economic or religious crisis will be enough for women’s rights to be called into question. These rights can never be taken for granted. You will have to remain vigilant all your life. »

Barbara Kruger has remained vigilant all her life. When the Alito decision came down, she was unsurprised and called it the « result of a lack of imagination. » That result is what her work tries to jolt us from : she forces us to imagine and feel the worst to come, so as to better mobilize against it. Her first published work after Roe was overturned was a cover for New York magazine, the same iconic 1989 silkscreen in everything but a new slogan: « Who becomes a murderer in Post Roe America? » The original Your body is a battleground meanwhile, was shown in David Zwirner Gallery on modern screens, in an immersive and captivating installation.

Barbara Kruger is known for her work on the formal and emotional potential of words and images. Born in 1945 in New Jersey, she studied advertising design at Parsons School of Design in the 1960s, then worked as a graphic designer at Condé Nast Publications for magazines such as Mademoiselle. She learned the power and influence of images and words in a society dazzled by new advertising techniques and ever-increasing possibilities of consumption. She learned how to capture the attention of the viewer and to stand out among this bombardment of images and information.

By re-appropriating the codes of advertising, Kruger co-opts the aesthetic to bring the attention of the spectator to something unexpected, provocative, or poetic. This is how she develops her signature style, characterized by the use of white writing in Futura type on a red background, typically against vintage black and white images. Her works are thus contrasted, legible, and attractive, exactly like advertising images. « To create, in this universe, is to make addicted in an instantaneous way, » the media scholar Bruno Patino has written. But in Kruger’s works, unlike advertising slogans, the statements used such as “it is enough to talk about equality one must believe in it” on a photograph of Wonder Woman, or “If it bleeds, it leads” on photos of Hitler and Martin Luther King, are there precisely to challenge the arguments of authority. Patino wrote that « the economy of attention destroys, little by little, all our landmarks. Our relationship to the media, to the public space, to knowledge, to truth, to information, nothing escapes it. » Barbara Kruger’s work makes  this destruction of landmarks all the more visible and to sharpen our attention.

© Marion Rouméas

Enter the David Zwirner gallery space, and you’re first stunned by the sounds of a typewriter, drums, music excerpts, and words repeated in a loop. The sound is loud; the letters on the screens move too fast to be read; the white writing on a red background hurts the eyes; the sizes are huge; the slogans bombard you with contradictory assertions; in short, the installation is imposing and aggressive. To strike the spectator with provocative, disruptive, and aggressive assertions is also the motto of the French writer and feminist Viriginie Despentes. Both Despentes and Kruger say out loud what must be kept quiet, and do not apologize. In King Kong Theory (2006), Despentes writes about the trivialization of sexism in comparison with other inequalities: « You have to be a moron, or seriously dishonest, to find one oppression unbearable and judge the other full of poetry. » Where Despentes uses literature mixed with outspokenness and anger, Barbara Kruger employs a powerful and authoritarian aesthetic. In both cases, it is about expressing an intolerable emotion: injustice, absurdity, dismay, and perhaps instilling desires for change.

Through her works, Barbara Kruger also designs a kind of protest aesthetics, and thus offers images that become visual and iconic supports for demonstrations. This is the purpose of her images: shaped with unmistakable statements, they directly address the reader through the use of subjects like ‘I’ or ‘You’. These provocative slogans, such as “I shop therefore I am”, are there to make the viewer question the accuracy of these statements, and to experience a feeling of disapproval. The exhibition gives the spectator an experience of disruptivity. Moreover, Barbara Kruger’s works are designed to exist both in and outside the museum space. The artist states that she is not against copyright but that she does not have a monopoly on the font she uses. Her images are meant to be disseminated and reused in society, on signs in demonstrations, or on social networks.

We can’t talk about Barbara Kruger’s work without mentioning the reuse of her aesthetics

© Marion Rouméas

by the streetwear brand Supreme, known for marketing black T-shirts with a white word on a red rectangle. Barbara Kruger has never sued Supreme, but does not miss a chance to mock the misunderstanding: whereas her aesthetic was conceived to denounce the consumerist, patriarchal society and its diverse inequalities, Supreme sees in it only its visual efficiency, both captivating and authoritarian, and uses it for purely mercantile purposes. In one of David Zwirner’s rooms, Kruger ironically winks at Supreme, including some of the images of the T-shirts in a hardly discernible mass of various collages, assembled one inside the other like Russian dolls. When Supreme sued the clothing brand Married to the Mob for using white writing on a red background, Barbara Kruger minced no words in her response: « What a ridiculous clusterfuck of totally uncool jokers. I make my work about this kind of sadly foolish farce. I’m waiting for all of them to sue me for copyright infringement !”

The political power of Kruger’s work lies not so much in an immediate power to change, but rather in the visual expression of an emotion – anger, humor, cynicism – that can in turn emotionally affect the viewer. Kruger’s work is thus both a catalyst for current tensions and for shared emotions. Her statements, such as “My body is money, are hence both brutal statements of the injustices that are banalized in our society, as well as anticipations of worse yet to come. Flirting with satirical, cynical, even funny slogans, she allows the viewer, through a sinister and dystopian aesthetic, to catalyze a form of consternation and revolt, and to become more alert of the political stakes of our time.