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À la recherche de l’émancipation : Tulsa de Larry Clark

Tulsa est une série de photographies en noir et blanc de Larry Clark représentant la vie des jeunes à Tulsa dans l’état de l’Oklahoma. Sa publication en 1971 a fait sensation dans la communauté photographique.

Cette série, largement critiquée lors de sa publication pour son réalisme dérangeant, est l’un des ouvrages photographiques les plus importants du 20 ème siècle, ouvrant la voie à une forme de tradition de la représentation de la jeunesse américaine qui marquera les artistes les plus important, tel que Nan Goldin et Gus Van Sant. 

Clark, natif de Tulsa, était toxicomane entre 1963 et 1971, période durant laquelle il a pris les photographies : son ouvrage prend ainsi une autre dimension, il dévient un témoignage fort d’une jeunesse américaine en perdition, à la recherche d’une émancipation impossible.

Le livre commence par un épilogue marquant :

« Je suis né à Tulsa, Oklahoma en 1943. j’ai commencé à me shooter aux amphétamines à 16 ans. je me suis shooté tous les jours, pendant trois ans, avec des copains, puis j’ai quitté la ville mais je suis revenu. Une fois que l’aiguille est rentrée, elle ne ressort plus. ».

Larry Clark

Tulsa montre tout ce qui pourrait choquer : on voit de jeunes gens nus, dans des poses explicites, ou encore se droguant ou utilisant des armes à feu. Il donne à observer une Amérique taboue d’une extrême violence. L’artiste dit : « Ce que je montre, c’est la vie. ».

Témoignage fort du mal être de la jeunesse des années 70, Clark relate le quotidien morbide, malsain de ses jeune hommes et de ses jeune femmes, impuissants face à un système américain conservateur.

Larry Clark, artiste polémique et reconnu

Larry Clark est un photographe et réalisateur américain né en 1943. Connu en particulier pour ses photoreportages de la jeunesse dans les années 60 et 70, qui ont marqué l’histoire de la photographie, il exerce encore une influence notable dans la photographie contemporaine. Tulsa marquera tellement les esprits, que son travail est devenu une référence de la représentation des «teenagers». Dans l’ensemble de son œuvre Clark décrit les adolescents et leurs relations : au sexe, à la famille, à la violence etc. Ces thématiques récurrentes sont au cœur de son travail photographique et cinématographique.

Fils d’une photographe pour enfant, il grandi dans la ville de Tulsa, ville qui aura une place capitale dans son œuvre. Il connaît une adolescence difficile, à l’âge de 16 ans, il commence peu à peu à tomber dans les drogues et en consommera régulièrement pendant toute sa période lycéenne à la central High School de Tulsa. Désireux de quitter sa région, il rejoint l’école d’art Layton de Milwaukee où il rencontre le professeur Walter Sheffer. En 1971 son premier ouvrage photographique « Tulsa » paraît. Le livre fait immédiatement polémique et encore aujourd’hui certaines photos de Tulsa sont soumises à la censure, à cause d’un contenu jugé trop violent. 

Réalisateur reconnu, il a réalisé plusieurs films dont « Ken Park. » (2002) qui montre un mariage père-fille et un inceste mère-fille par procuration. Bully, son troisième long-métrage, est présenté en compétition à la Mostra de Venise en 2001. En 2012 son film Marfa Girl remporte le Marc Aurèle d’or du meilleur film au Festival international du film de Rome. Larry Clark annonce que le film ne sortira ni en salles ni en DVD, et qu’il sera mis à disposition directement au public en streaming payant sur son site. Cette mise en ligne sans aucun autre intermédiaire est le fruit d’une forte exaspération à l’égard du système, notamment des producteurs qu’il qualifie « d’escrocs ». Elle dénote aussi la volonté du réalisateur de se rapprocher encore plus des jeunes en étant présent dans ce qui constitue leur environnement quotidien. 

En 2011 est organisée à Paris, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, la première rétrospective en France consacrée à Larry Clark. Certaines photos montrent des adolescents engagés dans des rapports sexuels. L’accès à l’exposition a été interdit aux moins de 18 ans et cette décision a créé une polémique

Tout cela montre surtout que le parcours de Larry Clark est totalement marqué depuis les débuts de ses créations par les problématiques liées à la jeunesse.

L’Amérique des années 1960

Le travail de Larry Clark s’inscrit dans un contexte social et politique tendu, à un moment où les États-Unis furent le théâtre de nouvelles contestations sociales : on assiste dès lors à une contestation du système et du modèle américain.

Durant les années 1960, des tensions générationnelles prennent corps au sein de la société américaine, notamment vis-à-vis de la guerre du Vietnam, des relations raciales, des mœurs sexuelles, des droits des femmes, de l’autorité, des drogues, et des interprétations du rêve américain. De nouvelles formes de culture émergent, notamment la pop des Beatles et la montée de la culture hippie dont l’apogée eut lieu en 1969 avec le festival de Woodstock. La conscience et la contestation du puritanisme, l’interdiction de l’avortement, entraînent des luttes pour la révolution sexuelle. Ainsi Larry Clark s’inscrit dans une époque où la revendication de la sexualité libre s’affirme comme un enjeu social et où la montée de la contre-culture développe la contestation du système américain.

Cette contestation passe par tous les supports, aussi bien par la manifestation politique qu’artistique. Parallèlement,  dans les années 60 et 70 va se développer un mouvement artistique qui est nourri de ces contestations : le mouvement Fluxus. Il naît par l’intermédiaire, entre autres, de John Cage, George Maciunas et Henry Flynt qui s’inspiraient du lointain mouvement DADA. Fluxus se voulait comme une redéfinition profonde de l’art : le but avoué de ce mouvement artistique était de supprimer toutes frontières entre l’art et la vie. « Tout est art » ou comme l’affirmait Ben Vautier « Fluxus, c’est la vie ». Les œuvres Fluxus ne sont pas formelles, ni esthétisées, et ne sont pas même considérées le plus souvent comme des œuvres. De même, l’accent est mis sur la vie du quotidien et l’aléatoire joue un rôle essentiel dans le processus de création.

Photographie issue de l’ouvrage Tulsa de Larry Clark

On assiste alors à une transformation de l’art où la vie de tous les jours devient le principal enjeu de cette émancipation. La libération totale de la frontière entre l’art et la réalité est un enjeu essentiel pour concevoir la démarche de Larry Clark, c’est cette liberté qui choque profondément la communauté artistique de l’époque, alors que la réalité dépeinte par Clark est un outil d’émancipation.

Tusla

Cette série pourrait être qualifiée de documentaire, avec la volonté qu’a Larry Clark de s’intégrer et de comprendre l’évolution des adolescents dans le courant des années 60 et 70. Ce travail a été constitué autour d’une bande de jeunes adolescents de la ville, que Clark a fréquentée sur une durée de 8 ans entre 1963 et 1971. 8 ans de recherches ont été nécessaires pour comprendre comment, petit à petit, les jeunes de cette génération adoptent une sexualité de plus en plus libre et assumée et tentent de mettre fin à des tabous comme la consommation de drogues au quotidien.

Untitled T47, Photographie issue de l’ouvrage Tulsa de Larry Clark

La photographie dite « Untitled T47 » est caractéristique de la démarche photographique de Clark. Elle représente trois adolescents, deux jeunes hommes et une jeune femme, nus dans une chambre. Un premier adolescent est assis sur un lit, il porte seulement un collier et son sexe est très visible. Juste à côté de lui, une jeune femme nue est assise, une serviette dans la bouche et elle tient dans sa main droite une seringue d’héroïne qu’elle plante dans son bras. Un deuxième garçon se tient debout, le visage caché par ses cheveux. Il pose un bandage sur la jeune fille, faisant suite à l’injection d’héroïne.

Cette photographie caractérise parfaitement la démarche de Larry Clark : elle n’est pas esthétiquement belle, il n’y a aucune forme de composition. La photographie est prise sur le vif, avec la volonté que le spectateur intègre directement la scène. D’ailleurs les jeunes n’ont pas l’air de remarquer qu’une personne les observe, la présence du photographe ne semble pas les intéresser ou même les gêner.

La non-structuration de l’image suppose la remise en cause d’une certaine tradition photographique du nu qui se veut belle, glamour ou chic. Les compositions de « nu » insistent véritablement sur la beauté des corps, sur des éléments de décor qui les esthétisent pour créer un certain érotisme. Larry Clark s’extirpe de cette tradition pour créer une atmosphère réaliste et donc insister sur l’authenticité des évènements. Dans Tulsa, on assiste à une transformation du photoreportage avec une redéfinition de l’esthétisme dans laquelle le sens que renvoie l’image devient plus important que la beauté même de la photo.

En dehors de la composition, la façon dont Clark aborde le sujet de la sexualité et le rapport aux drogues est totalement novateur pour l’époque. À la suite de la seconde guerre mondiale, la photographie humaniste qui domine le monde de la photographie, se définit comme un courant privilégiant la personne humaine, sa dignité, sa relation avec son milieu en appuyant sur une forme de réalisme poétique, d’espoir, de communion et de paix entre les hommes. Or ce cliché s’oppose totalement à cette tradition. Clark montre ici une jeunesse décadente en insistant sur le morbide dans la scène, en mélangeant une forme d’amour sous-entendue par ces adolescents nus, qui paraissent plutôt excités, dans une scène de piqure à l’héroïne. Le mélange de ces « genres » crée une atmosphère malsaine, dérangeante qui pose une vraie question sur la condition de la jeunesse à cette époque. Cette atmosphère est d’ailleurs fortement renforcée par la présence récurrente de l’ombre sur le corps de ces personnages ainsi que le contraste entre les noirs très sombre et un blanc éclatant.

En 1971 quand Larry Clark prend cette photo, le mouvement hippie s’est amplement développé, et par la même la question de la sexualité libre.

Une nouvelle vision de la sexualité et de l’usage de la drogue

Le « Summer of love » en 1967 et surtout les événements qui se déroulèrent d’abord dans le quartier de Haight-Ashbury, à San Francisco (Californie), où des milliers de jeunes du monde entier se réunirent librement pour une nouvelle expérience sociale, ont ainsi fait découvrir au public la contre-culture hippie. De plus, la drogue avec notamment le fort développement du LSD dans les années 60, entraîna l’esthétique psychédélique, qui prend ses racines dans les visions provoquées par le LSD qui induit une déformation de la vision et entraîne un état rêveur où réalité et rêve sont confondus.

Pour les hippies, le but de cette consommation de psychotropes est présenté comme une volonté d’ouverture d’esprit et d’abolition des frontières mentales. Ainsi la drogue sert à échapper au réel, à fuir une société trop stricte, conservatrice. La drogue ne fait pas seulement figure de contestation de l’autorité, elle est le symbole véritable de la volonté émancipatrice de ces jeunes cherchant à fuir le réel.

Une rupture avec la photographie humaniste

Spontanément reconnue comme une rupture abrupte avec la tradition d’un reportage « humaniste » qui esthétisait la misère, la photographie de Larry Clark ne se veut ni moralisatrice ni dénonciatrice. Son œuvre produit une esthétique de la marginalité, de la différence sociale ou sexuelle. Clark ne cherche pas à embellir une réalité comme avaient l’habitude de faire les photographes de l’époque en ne représentant qu’une partie joyeuse et pleine d’espoir visant à redonner une plus belle vision de l’homme après les atrocités des deux guerres mondiales.

Au contraire Larry Clark cherche dans son travail à rendre les choses vraies, le plus réel possible, le plus « brut » quitte à générer une provocation. Dans Tulsa, il dépasse cette vision valorisante et artificielle de l’homme pour aborder un aspect nouveau et un thème inédit pour l’époque. 

Photographie issue de l’ouvrage Tulsa de Larry Clark

Clark va photographier des amis à lui, dans une approche directe avec ses modèles, lui permettant d’être au plus proche de son sujet. Il va mener en enquête sur le long terme, permettant de suivre l’évolution d’une communauté, ce qui est aussi novateur pour l’époque. Cette approche photographique est véritablement conçue comme une documentation. En voyant ces jeunes prenant de la drogue, il rompt de manière soudaine avec la photographie de l’époque et crée une forme d’émancipation relative aux thématiques des années 60.

En photographiant des jeunes se droguant ou en plein ébat sexuel, Larry Clark veut en finir avec toutes formes de tabou. Il veut délivrer une parole non audible, une vérité qu’on ne regarde pas. Clark fut l’un des premiers photographes qui s’interrogea sur la place de la jeunesse d’après-guerre et qui délivra un message authentique d’une communauté underground qui n’arrive pas à trouver sa place dans la société conservatrice. Gerry Badger , critique photographique anglais indique que « Sa documentation des communautés de Tulsa, où la consommation de drogues dures venant avant le sexe occasionnel dans la listes des priorités, repoussa les limites des sujets acceptables pour les photographes et fit de Tulsa un des livres les plus débattus et les plus importants de la décennie ». De fait, Clark s’inscrit dans la dynamique du mouvement hippie. Ces jeunes issus du baby-boom cherchent à s’échapper par tous les moyens possibles d’une société opprimante leur empêchant d’accéder aux modes de vie qu’ils souhaiteraient.

Le message de Clark aujourd’hui…

Dans « Tulsa », Larry Clark devient le témoin et l’acteur de l’émancipation artistique et sociale des années 60-70. Ce double aspect  lui donne la singularité d’être un artiste dont la thématique est encore d’actualité aujourd’hui, et dont le travail a toujours une portée contemporaine (cf Suprême et la photographie). Malgré l’évolution de la société et des mœurs, il persiste toujours un tabou autour du travail de Larry Clark et notamment sur la question de la sexualité des adolescents

En effet en 2010, l’exposition « Larry Clark » au Musée d’art moderne de la ville de Paris a été interdite aux moins de 18 ans. Un véritable comble sachant que l’exposition s’adressait en particulier aux adolescents. Même si le travail de Larry Clark est conçu comme un témoignage d’un groupe de jeunes, Tulsa pose un message universel et intemporel d’une jeunesse cherchant à modifier les mentalités qui empêchent ou censure sa propre image.

Photographie issue de l’ouvrage Tulsa de Larry Clark