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ANTS FROM UP THERE, BLACK COUNTRY, NEW ROAD

So I’m leaving this body / And I’m never coming home again / I’ll bury the axe here / Between the window and the kingdom of men 1

Le 31 Janvier au travers d’un post diffusé sur les réseaux sociaux Isaac Wood, chanteur et parolier de Black Country, New Road annonçait son départ du groupe. Quelques secondes avant 4 heures du matin le 24 février on pouvait se permettre de dire que cette information était la plus déprimante de l’année. Le départ d’Isaac, survenu quatre jours avant la sortie de Ants From Up There, dissimulait un message d’une tristesse infinie: l’album qui arrive sera le dernier du groupe tel que nous le connaissons. Dans la foulée, le septuor devient un sextuor et sa première tournée américaine est annulée.

Les semaines qui ont suivi la sortie de l’album ont été riches en réactions, les critiques et les avis indépendants se sont enchaînés à la tribune avec une unanimité déconcertante: Ants From Up There est une oeuvre grandiose, phénoménale, en phase avec les angoisses de son temps; c’est le sommet le plus haut que le groupe pouvait atteindre. Depuis, leur réputation ne cesse de grimper, l’album s’est trouvé un temps dans le top 5 des charts britanniques et australiennes, en quelques mois leur nombre d’auditeurs mensuel sur Spotify a augmenté de 500.000 – et ne cesse d’augmenter à ce jour. Bref, une exaltation courte mais intense qui ressemblait parfois à un festival où tout le monde se raconte pourquoi l’album est un chef d’œuvre avec des arguments identiques. Fort heureusement, Big Thief a aussi sorti son album ce qui a permis d’économiser une éjaculation face au vent et de laisser un peu de répit à celui qui est déjà considéré comme le premier meilleur album de l’année.

Voilà, on pourrait croire qu’il n’y a plus rien à dire sur le sujet et on aurait raison, en tout cas sur l’aspect formel, car tout a été dit. Ants From Up There est le miroir de sa réputation, un second Everest apparu de rien, qui a fendu la plate campagne en deux et s’est dressé en monument. Maintenant je profite de ces dernières minutes au crépuscule du décollage pour partager quelques notes.

À qui se réfère Ants From Up There ? S’agit-il des humains vus d’en haut et comparables à des fourmis ? Ou alors des extraterrestres semblables à des fourmis qui viennent d’en haut ? L’appréhension du titre est plurielle, l’album aussi. Il jongle comme son prédécesseur sur des terrains variés et propose une nouvelle approche de la musique, moins bordélique et dissonante, néanmoins fidèle à ses compositeurs. Comme sur For The First Time, la fluctuation entre douceur et chaos est omniprésente, sauf que ce chaos là est nettement plus intime.

Le groupe considère ce second album comme celui qui leur ressemble vraiment. Là où le premier se rapprochait plutôt d’un délire entre potes, Ants From Up There est sérieux, la production est plus carrée, le groupe a soigné ses harmonies et pris de la distance avec son adolescence pour composer une œuvre, certes plus classique mais en phase avec ce qu’il est devenu aujourd’hui. D’ailleurs les paroles sont plus abstraites, la partie émergée de l’iceberg révèle une obsession pour la vitesse et les avions que l’on peut rapprocher du fait qu’en une année ce petit groupe anglais a pris d’énormes proportions, que tout est allé trop vite, en particulier pour un chanteur qui ne se considérait pas comme figure de proue du groupe mais comme simple membre et que la lumière médiatique a adoubé leader – car il en faut un, à tout prix.Les trois derniers morceaux sont un grand bouquet final – parce que leur poids et leur longueur, je les appellerai des fresques. The Place Where He Inserted The Blade est empreint d’une grande mélancolie, j’imagine une certaine nostalgie vis à vis de l’adolescence que les paroles ne mentionnent pas mais que la musique me laisse envisager. L’adolescence comme l’âge d’or de l’insouciance, grandir c’est connaître plus de choses et plus on en sait, plus on prend le risque d’être triste. Et en même temps ce morceau, avec ses chœurs, son envolée, est d’une chaleur sans pareil; il porte avec une pudeur remarquable toute la dualité qui compose l’album et qui fait de Black Country, New Road ce que le groupe est. 

Cover par Simon Monk, 2021; Crédits: Ninja Tune, 2022

Snow Globes s’ouvre sur une lente progression à la guitare, laisse les autres instruments s’installer les uns après les autres. Le morceau apparaît comme la représentation d’une conscience ou d’un estomac lourd, bouillonnant et prêt à exploser, dans le décalage créé entre la batterie survoltée et les autres instruments, à la fois doux et amers. C’est une démonstration du chaos, un appel à l’aide discret, une douleur portée vers le ciel par un violon épique.

Ants From Up There se clôture avec Basketball Shoes. C’est un des premiers morceaux que le groupe a composé, jusqu’alors il était joué en concert, il a subi plusieurs réécritures avant d’apparaître dans sa version finale et c’est un morceau paradoxal. Paradoxal car il existait avant la plupart des morceaux de For The First Time et il est aussi celui qui conclut la fin de cette première période. Pire encore: il prend tout son sens après le départ d’Isaac. Comme dans Snow Globes, le morceau s’ouvre sur la répétition d’un motif à la guitare, rejoint progressivement par les autres instruments, comme s’ils accompagnaient un corps vers sa fin inéluctable. Le morceau peut être divisé en trois parties qui laissent à chaque membre du groupe l’occasion d’y laisser un peu de soi, en cela Basketball Shoes est certainement le morceau qui leur ressemble le plus et porte en lui toute la symbolique d’un épitaphe. Il est construit à l’image de l’album, une montée progressive vers la destruction. C’est un final splendide, sûrement le testament le plus grandiose qui ait été écrit depuis le Requiem de Mozart, douloureux et épique. Il me fait penser à un bateau attiré par le vide qui emporte avec lui un de ses plus fidèles marins pendant que, sur la rive, les rescapés chantent en hommage.

Il y a des œuvres qui peuvent nous toucher sans que nous soyons capables d’en expliciter les raisons. Dans le cas de Ants From Up There c’est l’incompréhension qui a eu raison de moi, comme pour très certainement beaucoup d’autres personnes. Ce n’est pas pour rien si la plupart des avis qui traitent de l’album se ressemblent. Ants From Up There est un album d’une richesse inouïe car il parvient à allier une complexité à la fois musicale et lyrique, de fait sa grille de lecture est infinie et même après plusieurs semaines d’intense écoute il demeure compliqué de lui attribuer des mots. Richard D. James disait à propos de la musique électronique que de par son caractère abstrait il était impossible d’en parler, contrairement à d’autres genres qui impliquent des paroles et donc un sens plus ou moins évident. Cela est juste dans la mesure où l’on comprend les paroles mais lorsqu’on se retrouve face à quelque chose comme Ants From Up There, il ne nous reste que notre sensibilité et malheureusement cette chose là est impossible à transmettre. Le meilleur moyen de parler d’un album serait de ne pas en parler et de le diffuser. Donc cet article n’est ni une critique, ni une review, seulement une tentative de poser des impressions sur une grande œuvre car je pense qu’elle est importante.

Je lisais des commentaires de fans après l’annonce du départ d’Isaac Wood, beaucoup étaient désespérés de ne pas avoir pu les voir en live à temps. Forcément j’ai repensé à

ce concert atroce au Trabendo² et me suis rendu compte que c’était un concert historique – en tout cas représentatif d’une période révolue. J’ai le souvenir d’un public horrible, d’un garçon moustachu en sandales/chaussettes qui se cache derrière l’ampli et surtout du sentiment d’une cohérence logique à voir ces personnes jouer ensemble. Quelqu’un avait écrit dans les commentaires d’un live de Edward Sharpe & The Magnetic Zeros que l’on savait si un groupe était là pour l’argent selon s’ils étaient plus de cinq membres. C’est une autre façon de parler de cette cohérence logique qui entoure les groupes nombreux et c’est en partie ce qui rend Black Country, New Road exceptionnel, cette notion de groupe d’amis, qui s’applique également aux troupes de théâtre. Contrairement au génie solitaire qui vide sa tête devant le reste du monde, ce sont des potes qui ont commencé à jouer ensemble pour la seule raison qu’ils trouvaient ça amusant.

Lorsque j’écoute Ants From Up There, il m’est difficile de ne pas penser au lancement de la navette Challenger en 1986. Bien que loin dans le ciel, je ne pense pas qu’au moment de l’explosion la navette avait atteint son point culminant, en revanche vu d’en haut les humains devaient être semblables à des fourmis.

In my bed sheets now wet / Of Charlie, I pray to forget / All I’ve been forms the drone, we sing the rest / Oh, your generous loan to me, your crippling interest 3

T.

Pour écouter l’album:

Spotify: https://open.spotify.com/album/21xp7NdU1ajmO1CX0w2Egd?si=b7FL8ZNCSDOs2EsDYjS5kg

Deezer: https://deezer.page.link/th9at78mCs2h8CBt8

YouTube: https://www.youtube.com/playlist?list=OLAK5uy_mz44JZR1_zmm_dJNrgDndWMpF56BTPJeg

Certainement l’analyse la plus complète et intéressante qui ait été faite au sujet de Ants From Up There : https://www.youtube.com/watch?v=3wyg7623VI0&t=2175s

¹ Extrait de Chaos Space Marine

² https://www.letotebag.net/culture-arts/musique/black-country-new-road-au-trabendo/

³ Derniers mots de Basketball Shoes