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Entretien avec Olivier Beaud : « La principale menace que je vois moi, pour un universitaire, vient de la bureaucratie »

Paru en octobre 2021, l’ouvrage Le savoir en danger (PUF) du professeur de droit de l’Université Paris II – Panthéon-Assas Olivier Beaud expose, ce qui, en France, met à mal la liberté académique. Il revient maintenant pour nous sur ce concept et les causes qui tente de la restreindre à travers les exemples d’actualité.

Quelles étaient les motivations derrière la parution de cet ouvrage ?

Si je me suis intéressé à ce livre, c’est parce que je suis membre de l’association « Qualité de la science française », dont j’ai été le président et qui est une association qui essaye de défendre l’université en France, ce qui n’est pas facile, et défendre le métier d’universitaire. C’est grâce à cette activité que j’ai été, peut-être, petit à petit, informé de certains faits concernant l’université. C’est pour ça que j’ai d’abord écrit un livre de droit, en 2010, sur Les libertés universitaires à l’abandon ?(Dalloz). Je suis juriste, donc j’ai fait le point juridique. Je comptais ne plus écrire là-dessus car c’est un thème, un peu, disons, désespérant pour un professeur, un peu déprimant, pour tout vous dire.

Mais au départ, mon intérêt ne portait pas que sur la France, mais surtout à la fois sur la Turquie, c’est-à-dire de la répression des universitaires par Erdogan, et sur l’affaire hongroise. J’ai été invité en 2019 à un colloque à l’université de Budapest, l’université Soros, l’université européenne centrale, où je me suis aperçu qu’il y avait vraiment des menaces qui se profilaient. Je connaissais évidemment le cas américain, donc au départ je voulais faire un livre sur la liberté académique plutôt à l’étranger, d’ailleurs. En fait j’ai été rattrapé par l’actualité, puisque l’origine du livre, directe, c’est ce qui s’est passé en février-mars 2020 où il y a eu plusieurs faits, notamment l’interruption de la pièce Les Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne, par des militants antiracistes, des perturbations d’un colloque polonais sur la Pologne, par des militants d’extrême-droite et puis également ce que je cite dans le livre, l’affaire de la censure de la revue l’Afrique contemporaine. Donc j’ai écrit un article dans Le Monde, pour alerter sur ces menaces, et là je me suis dit que peut-être il serait bon de faire un livre global, pas seulement sur la France.

Ceci se reflète dans le livre qui contient une partie théorique et historique, et puis une partie concrète et actuelle sur les menaces en France. J’ai collecté plusieurs faits, et les faits qui concernaient la France étaient quand même tellement importants que je me suis dit que c’était paradoxal d’écrire sur la liberté académique sans étudier le cas français, donc j’ai laissé tomber tous les cas étrangers, notamment tous les cas des régimes autoritaires. En outre, du point de vue théorique je me suis beaucoup intéressé à la littérature anglo-américaine, qui est très dominante. 

Pourriez-vous revenir sur l’histoire et le statut juridique en France de ce qu’est la liberté académique ?

En France, la liberté académique n’est pas consacrée juridiquement. On peut partir de là. On a des fragments, ce qu’on appelle le droit des libertés universitaires, qui étaient principalement des sources coutumières, c’est-à-dire que c’est la coutume, la pratique, qui reconnaissait aux universitaires des libertés et il n’y a aucun grand texte qui la reconnaît, sauf un article de la loi Edgar Faure, de 1968, la loi d’orientation de l’enseignement supérieur, qui reconnaît aux universitaires une liberté d’expression, dans l’exercice de leurs fonctions.

Donc, le seul vrai socle sur lequel on peut s’appuyer c’est principalement cet article-là, mais qui ne consacre pas la liberté académique, mais la liberté d’expression, qui est un fragment de la liberté académique. Et ce que j’essaye de montrer, c’est que comme la France n’a pas véritablement de traditions des universités, elle n’a pas de tradition de reconnaissance de la liberté académique, parce qu’on n’y sait pas ce que c’est la vraie université. Donc mon livre en fait, c’est une étude qui porte à la fois sur l’université et sur la liberté académique. La preuve, c’est que, je le dis quand même, le mot de liberté académique est très récent. On n’en connaît pas le sens, puisqu’on l’emploie au pluriel. Madame Vidal, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui devrait le savoir pourtant, parle des libertés académiques, ce qui est une erreur. Le concept adéquat c’est la liberté académique, et le pendant français, qui est un peu différent, c’est le concept de libertés universitaires, au pluriel, qui inclut ce que j’appelle les franchises universitaires, notamment, ce qui pourrait intéresser les étudiants. La franchise universitaire classique, c’est que la police n’a pas le droit d’entrer dans l’établissement universitaire sans l’autorisation du président de l’établissement, sauf flagrant délit (quand un meurtrier se réfugie dans l’université, on ne va pas demander l’autorisation du président, évidemment). Sauf cette exception, il existe deux franchises médiévales : la franchise de police et la franchise de juridiction, puisque les universitaires ne peuvent être jugés que par des universitaires. Ils ne peuvent pas être révoqués par le ministre.. C’est le concept français de liberté universitaire.

Pourriez-vous revenir sur la différence que vous faites entre liberté académique et liberté d’expression ?

Cette distinction est capitale, car elle permet de distinguer ce qui relève ou non de la liberté académique. La liberté d’expression, c’est une liberté, c’est un droit de l’homme, qui est prévu dans la Constitution, plutôt à l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et dans l’article 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, qui fixe la liberté d’opinion. La liberté d’expression est considérée comme un droit individuel que chacun détient, parce que c’est un Homme. Et donc, aussi, ce droit est attribué à tout le monde. C’est la liberté typique des Modernes, c’est-à-dire qu’on a le droit de s’exprimer sans être censuré, sans être contrôlé préventivement. On doit répondre de cette liberté quand on l’utilise, et à ce moment-là, si on abuse de cette liberté, le juge pénal peut éventuellement vous condamner si vous abusez de cette liberté.

La liberté académique, ce n’est pas du tout la même chose, elle a un objet beaucoup plus vaste. Ce que je montre dans le livre, ou plutôt ce que je rappelle dans le livre, c’est que la liberté académique a trois volets, deux facettes, c’est d’abord une protection de premier pouvoir, donc l’indépendance, et puis c’est une liberté négative, une liberté de non-ingérence, contre l’ingérence extérieure d’un pouvoir, quelque pouvoir que ce soit. Et puis elle a une face positive, au sens de Isaiha Berlin, une liberté positive qui est composée cette fois de trois volets : la liberté la plus importante, la liberté de la recherche, qui est en réalité la liberté de pensée. C’est-à-dire qu’un universitaire, n’est pas tenu, en quelques sortes, de se conformer à un dogme, il doit rechercher la vérité. Ce qui ne veut pas dire qu’il la trouve, mais il la recherche. Pour rechercher cette directive, il doit la rechercher librement, il ne doit pas être soumis à des impératifs qui vont limiter son objet de recherche. Et la liberté de recherche implique la liberté de publication. Et puis vous avez une deuxième liberté, qui est propre aux universitaires, qui est quelqu’un qui enseigne, ce n’est pas un chercheur, c’est dans son enseignement, il n’est pas tenu par un programme, contrairement justement aux professeurs du secondaire. Il a, dans le cadre de son enseignement, qui est très vaste, le droit de choisir les thèmes qu’il veut étudier et comment il veut les étudier. C’est une liberté très largement pédagogique. Et puis, en plus de ces deux libertés de recherche et d’enseignement, il y a une troisième liberté, qui est une liberté d’expression, c’est-à-dire quand un universitaire manifeste une opinion scientifique, il a le droit, même s’il est fonctionnaire, de critiquer, par exemple, le gouvernement ou l’État. Si évidemment il les critique à partir de son savoir, c’est-à-dire à partir d’arguments fondés sur un savoir spécifique qui est le sien. C’est pourquoi, effectivement, l’universitaire a une liberté d’expression qui est fondée sur un savoir spécifique. La formule d’opinion vraie, et d’opinion justifiée, qui vient de Platon et, je me réfère à Pascal Engel, le philosophe français contemporain, qui est, à mon avis, celui qui a le mieux théorisé cette conception de la liberté académique, qui est une liberté exigeante, dans ce qu’il appelle une liberté cognitive. C’est-à-dire qu’on ne peut pas comprendre la liberté académique comme une liberté accordée à tout le monde, elle est accordée uniquement aux universitaires, parce qu’ils sont universitaires, non pas parce qu’ils sont au-dessus du droit commun, parce qu’ils ont un savoir et des méthodes spécifiques, et que ces méthodes-là méritent une protection particulière. 

Ainsi, un universitaire qui s’exprime sur un sujet sur lequel il n’a aucun savoir, ne peut prétendre relever de la liberté académique ?

Oui, bien qu’ il y existe des cas très compliqués de distinction, par exemple, pour être plus clair, quand on sort de son champ de compétences, par exemple, si on me demande mon avis sur la vaccination, ou si je veux contester les dires de Didier Raoult, je ne suis pas compétent pour le faire. Mais je peux contester en tant que citoyen, pas du tout en tant que médecin. Je le dis en tant que simple citoyen, je donne mon opinion, et j’ai le droit de la donner en tant que citoyen. Je ne peux pas, si j’émets un avis de ce genre, me protéger derrière la liberté académique, je peux simplement invoquer ma liberté d’expression., avec toutes les limites qui vont avec, c’est-à-dire que je n’ai pas le droit de diffamer ou d’injurier cette personne que je conteste. C’est une question de champs de compétence, ce qui caractérise l’universitaire. Il est recruté, sur la base de ses compétences scientifiques, il est recruté par ses pairs, qui ont le même savoir que lui. C’est pour cette raison qu’on le recrute. Ceux qui connaissent la matière considèrent qu’il est au niveau requis pour enseigner cette matière.

Si certains scientifiques utilisent ce statut pour faire passer des messages qui relèvent bien de la liberté d’expression, qui n’ont rien à voir avec leurs compétences, est-ce que cela affecte la crédibilité du monde universitaire et des confrères ?

Non, tout dépend, je ne pense pas, évidemment si un universitaire dit des grosses âneries en dehors de son domaine, forcément, ça va affecter sa crédibilité, mais simplement, il faut à chaque fois, faire la distinction entre les deux. Par exemple, dans le cas célèbre de Bertrand Russel, le grand philosophe anglais, quand il exprime des opinions pacifistes, ce sont des opinions qui lui sont propres, en dehors de son domaine de compétence. De même, quand il affirme, il écrit ce livre Pourquoi je ne suis pas chrétien ? évidemment il affiche son athéisme, qui est une opinion personnelle, subjective. Et cette opinion n’a rien à voir avec sa compétence de philosophe. Bertrand Russel affirmait, lui aussi, évidemment, que quand il s’exprimait sur des sujets pareils, il n’avait pas à être couvert par la liberté académique. Par contre, il avait le droit, en tant que citoyen, d’exprimer son opinion sans être sanctionné par son université. 

En quoi l’affaire récente de l’IEP de Grenoble serait symptomatique, en France, de la méconnaissance de la liberté académique ?

Oui, parce que dans cette affaire c’est purement une question de liberté d’expression. Je laisse de côté le fait que Monsieur Kinzler, l’enseignant d’Allemand, n’est pas un universitaire, c’est un agrégé du secondaire, détaché dans le supérieur, donc il ne fait pas de recherche, mais ce serait, à mon avis, trop facile, de se fonder sur cette objection-là. Ce qui compte, c’est que lui-même a toujours avancé dans la presse, que ce qu’il disait, il le disait en tant que citoyen, il se perçoit comme un lanceur d’alerte, en disant, voilà, dans mon enseignement à l’IEP de Grenoble, il n’y a pas de liberté possible parce que moi, je me suis opposé à l’usage de l’expression d’islamophobie, et j’ai été victime d’une sorte de censure, de contestation. Lui, il a toujours défendu, que ce qui est en cause dans son affaire c’est que c’est sa liberté d’expression qui est malmenée, et non sa liberté académique. Quand on le défend, en disant que la liberté académique est ici, gravement menacée, je pense qu’on se trompe. Ce n’est pas sa liberté académique qui est menacée, mais sa liberté d’expression, ou sens où je l’ai utilisée précédemment. La distinction que j’ai faite tout à l’heure, elle a une pertinence, puisqu’elle permet d’éclairer différemment des faits. 

On voit donc que Laurent Wauquiez n’a pas lu votre livre.

Laurent Wauquiez fait de la politique. Il ne s’intéresse pas du tout aux faits, il ne sait pas du tout si ce que dit Monsieur Kinzler est vrai, ça ne l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse c’est effectivement de défendre ses idées politiques, à partir d’un fait qu’il exploite en le dénaturant. C’est de l’utilisation politicienne. Ce qui est grave, ce que je condamne et que je conteste, comme d’autres d’ailleurs, c’est qu’il tire des conséquences importantes, puisqu’il refuse de financer l’IEP, sur, disons, un jugement de valeur purement axiologique, c’est-à-dire idéologique. Il impute à l’IEP de Grenoble une idéologie qu’il condamne, une idéologie communautariste, (islamophile), et au nom de l’imputation à cette institution d’une prétendue idéologie, il refuse de la financer. Donc là, c’est une immixtion du politique.

Comme je vous le disais tout à l’heure, une liberté académique, c’est une liberté qui permet de se protéger contre des pouvoirs, là on a un beau cas d’espèce. Cette différence, c’est que la liberté académique a deux faces, une face individuelle et une face institutionnelle (collective). Mon livre porte principalement sur la liberté académique de l’universitaire, mais il y a une liberté académique de l’institution, c’est-à-dire que l’institution universitaire doit être libre, et elle doit être indépendante des pouvoirs, si elle veut être libre. Ici, Laurent Wauquiez, porte atteinte à cette autonomie des établissements en conditionnant le financement à une sorte d’orthodoxie idéologique.  A ma connaissance, ça n’a jamais été fait, et c’est un précédent dangereux.

Quelles sont les principales menaces qui pourraient frapper le métier de chercheur, et la liberté académique ? L’opposition entre réactionnaires et la “dictature des identités” en est-elle une ?

Le conflit actuel entre les réactionnaires qui seraient contre la dictature des identités et puis les partisans des mouvements de la cancel culture et de la défense des minorités est très marginal dans le paysage global de la liberté académique. La principale menace que je vois moi, pour un universitaire, je ne parle pas des chercheurs, vient de la bureaucratie. l’administration si vous voulez. Parce que nous sommes dans l’université publique, qui dépend deux fois de l’administration. On dépend du Ministère de l’Enseignement Supérieur, mais également de notre université, c’est ce que j’appelle l’administration rapprochée. Et donc, se développe, en France et dans tous les pays du monde, un pouvoir croissant de l’administration sur les universités, et notamment, en France, du Président de l’université, et de son équipe présidentielle, qui a été renforcée par la loi de Madame Pécresse, et reconnu par  la loi Fioraso, ce que André Legrand a appelé la « dictature des Présidents d’université ». Et cette menace-là, elle se voit aussi, et j’y consacre un chapitre là-dessus sur lequel j’attire votre attention parce que personne ne l’a relevé. Ça n’intéresse personne, mais c’est pourtant là, où on a le pire. Un universitaire doit avoir du temps pour faire de la recherche, si vous voulez, le capital d’universitaire ce n’est pas seulement l’argent, évidemment c’est l’argent, surtout dans les sciences dures, si vous n’avez pas de moyens financiers, vous ne pouvez pas faire de recherche. Mais un mathématicien peut travailler avec un crayon et un stylo, même un juriste n’a pas besoin de beaucoup de financement pour faire son travail d’universitaire. Mais ce dont il a besoin, c’est du temps, temps libre, du temps de loisir, de loisir intellectuel, et c’est ce que l’administration nous enlève. Elle fait tout, systématiquement, pour réduire notre temps de travail libre.

Et donc ça, pour moi, c’est une atteinte indirecte et capitale à la liberté de la recherche, car qui dit liberté de la recherche, dit temps de la recherche. Et ça, ce point, il n’y a que les insiders, ceux qui sont dans le système qui peuvent comprendre ce que je raconte. C’est-à-dire que quand on passe son temps dans des réunions, à corriger des copies, à multiplier des examens, quand on impose à des professeurs de surveiller des examens dans des disciplines qui ne sont pas les leurs, des journées entières, qu’on leur impose des centaines de copies à corriger, et bien, on porte atteinte à la liberté de la recherche. Ça, c’est pour moi, de loin, la menace la plus frontale et la plus évidente pour tout universitaire en France. Cette atteinte n’est pas très médiatique, forcément, il n’y a pas le côté polémique que l’on trouve dans la mise en scène du conflit, entre les réactionnaires et les progressistes, il n’y a pas tout ce qui fait le plaisir de la guerre civile française, évidemment, les journaux n’ont pas de grain à moudre.

La multiplication des examens, due aux syndicats étudiants, a un coût pour les professeurs. Quand je dis les professeurs, c’est tout ceux qui travaillent, les chargés de TD, etc… Les syndicats étudiants n’ont jamais pris en compte les difficultés du corps professoral. Moi, ce que je propose, par exemple, c’est que tous les responsables des syndicats étudiants, fassent les TD une année, et corrigent les copies. Quand ils auront fait cet exercice, je pense qu’à ce moment-là, leur point de vue changera sur les examens et sur leur multiplication incontrôlée.

Que reprochez-vous à la cancel culture ? Est-ce qu’elle impacte réellement les enseignants, et est-ce qu’il y a une censure qui pourrait venir des étudiants ?

Dans ce livre, je me suis surtout intéressé aux « causes identitaires ». Je préfère parler de causes identitaires plutôt que de cancel culture, qui est un mot qui ne veut rien dire, au même titre que woke. Donc, les causes identitaires sont, je reprends ça à la formule de John Searle « des causes sacrées » quand il a analysé Mai 68. Donc les causes identitaires sont les nouvelles causes sacrées. C’est quasiment religieux. Ces causes identitaires sont au nombre de trois, c’est la cause anti-raciste, la cause des femmes et la cause des LGBTQI+. Et elles ont un point commun, c’est que ces gens, qui se considèrent comme les membres de ces groupes discriminés, revendiquent le droit de contrôler la parole professorale. C’est ce que je conteste. Il y a une atteinte à ce que j’ai évoqué tout à l’heure, la liberté d’enseignement. Ils se revendiquent de contrôler non seulement la parole, mais les outils de travail, c’est-à-dire les textes qui sont soumis à leur examen.

Donc vous avez ici la grande menace, un des traits de mon livre, c’est de montrer que la menace de la liberté académique s’est internalisée. Avant, c’était une menace de pouvoirs extérieurs, maintenant la menace vient, et c’est paradoxal, des étudiants. Quand je dis des étudiants, c’est une partie des étudiants. Le terme d’étudiant est à relativiser, on peut parler de minorité activiste. Donc, maintenant, il y a vraiment un danger à s’exprimer dans un sens qui ne plaît pas, vous courez un vrai risque, d’être en quelque sorte, stigmatisé. Et donc, je dis seulement mon diagnostic pour l’instant, je me trompe peut-être, parce que je ne connais pas évidemment, tout, que l’on est au début d’un processus. Il n’est pas du tout certain que ce processus soit radicalisé comme aux États-Unis, et paradoxalement, je vous renvoie à la tribune qu’il y a eu dans Le Figaro, de certains étudiants de SciencesPo, là où le danger est le plus important, ce n’est pas à la fac, mais c’est à SciencesPo, dans les IEP. Et j’interprète ça de la façon suivante : c’est tout simplement parce que ce sont, des étudiants qui payent cher leurs études, comme aux États-Unis. Dès lors qu’ils payent cher leurs droits d’inscriptions, ils se considèrent comme des clients, et ils font peur au directeur d’établissement, car ils ont un poids financier, notamment sur la réputation de l’établissement. Ce qui n’existe pas dans les universités en France, puisque dans les universités en France, les étudiants paient des frais modiques d’inscription, et donc ils ne sont pas un lobby puissant. Ils ne peuvent pas revendiquer un tel pouvoir. Mon interprétation c’est que pour l’instant la menace de ces causes identitaires en France est beaucoup moins grande qu’aux États-Unis. Il y a aussi d’autres aspects culturels, comme l’universalisme républicain, ça reste fort en France, et c’est inexistant aux États-Unis. 

A mes yeux, la principale menace sur les causes identitaires, c’est celle dont on parle le moins, c’est la cause féministe, à laquelle je consacre un chapitre. Celle-ci, ou les féministes radicales, ont tendance, de plus en plus, à vouloir empêcher une parole libre des enseignants. Ça c’est évident, certains thèmes de la littérature, vous avez les féministes radicales qui estiment qu’un poème d’André Chénier figurant dans les textes soumis à l’agrégation est une apologie du viol. Donc, elles écrivent au jury de l’agrégation pour s’étonner du choix, donc c’est bien une pression pour que certains textes ne soient plus étudiés en littérature. Ça, c’est bien une menace de censure, ou je ne comprends pas le sens des mots. 

N’est-ce pas un moyen de faire évoluer les choses ?

Je suis d’accord pour faire évoluer les choses, par exemple, dans le mouvement féministe, j’essaye d’expliquer, je ne sais pas si j’ai convaincu, que le féminisme qui consiste à lutter contre le harcèlement sexuel me parait être un mouvement tout à fait légitime, et même que certains professeurs ont abusé de façon scandaleuse de leur position de force pour séduire et harceler des femmes, des étudiantes et des doctorantes, ce qui est scandaleux. Je cite Gérald Stourzh qui parle de “dynamique démocratique d’égalisation des conditions”. Pour ma part, je critique les excès. Je pense qu’on peut dire qu’il existe un combat, légitime dans son principe, mais comme tout combat, et comme toute lutte, si vous voulez, elle peut donner lieu à des abus. Et je ne vois pas pourquoi on ne dénoncerait pas ces abus, dès lors que ces abus existent. Ça ne remet pas en cause la légitimité du combat, et c’est la ligne que je maintiens dans ce livre. C’est-à-dire le féminisme, ou en tout cas la revendication de l’égalité entre hommes et femmes, me paraît un des grands progrès du XXème siècle. Évidemment, tout le monde dira qu’il n’est pas suffisamment réalisé, et comme toujours, dans tous les combats, il y a des radicaux, et donc, moi, ce que je conteste, c’est toujours la posture radicale. 

Ces atteintes que vous mentionnés restent mineures ?

Oui, je précise que j’ai une connaissance de certains faits, mais je n’ai pas fait d’enquête, je suis tout seul, je n’ai pas de projet de recherche. Évidemment, ce qu’il faudrait faire, c’est comme au Canada, au Québec, où il y a eu une commission indépendante qui a été composée, au lieu de faire ce qu’a proposé Madame Vidal, qui était vraiment n’importe quoi. Au Québec, ils ont pris l’affaire en main, le Premier Ministre du Québec a nommé une commission indépendante, qui a lancé une enquête en envoyant des questionnaires à tous les universitaires, pour leur dire, pour leur demander ce qu’il se passait dans l’université. Et alors, on leur a demandé d’envoyer des mémoires, des mémorandums, sur la situation concernant la liberté académique, avec un questionnaire qui était très bien fait. Pourquoi est-ce qu’on ne fait pas ça en France ? Ce qui caractérise la France, c’est la bêtise de cette administration reposant sur un fonds d’autoritarisme étatique. 

Au-delà de ce que vous venez de mentionner, n’assistons-nous pas en France à une attaque de la liberté académique des plus hauts sommets de l’Etat, à une ingérence toujours plus grande ?

Effectivement, je l’écris dans le chapitre sur la résurgence des nouvelles menaces, je dis, la résurgence de la menace politique, et je conclus le chapitre, je parle de cas qui n’ont pas attiré l’attention. Notamment le cas du sociologue du CNRS, Sébastien Roché, qui s’est fait viré de l’École de Commissaire de Police, parce qu’il a critiqué la Police. C’est un cas scandaleux, très peu de gens en ont parlé, mais c’est un vrai cas d’atteinte à la liberté académique et à la liberté d’expression d’un universitaire dans son champ de compétence. Là, on a de véritables atteintes politiques. C’est la résurgence de la menace politique. Évidemment, le Ministère de l’Intérieur a imposé la cessation de la fonction de Monsieur Roché, en cédant aux syndicats de policiers, ce qui en dit long sur le poids des féodalités syndicales et la faiblesse de l’Etat. Et je conclus ce chapitre par justement la querelle sur l’islamo-gauchisme, où je considère que les déclarations de Madame Vidal vont à l’encontre de la liberté académique, parce qu’elle entend, en quelque sorte, instituer une sorte de contrôle des opinions des chercheurs, des universitaires. Ça, ça ne s’est jamais fait et ça ne doit pas se faire. On peut contester certaines thèses universitaires, mais c’est aux universitaires eux-mêmes de contester, à partir de leur savoir. Si par exemple, un universitaire oublie toutes les normes de son métier et publie un article, ou un livre, qui n’est pas fondé, et bien c’est le propre d’une communauté savante (y a-t-il encore une communauté savante ?), de critiquer cet ouvrage en disant que cet ouvrage est indigne d’un universitaire. Et ensuite, si cet universitaire continue à produire des ouvrages indignes d’un universitaire, on peut éventuellement alerter, non seulement le public, mais aussi alerter l’université en question, en disant qu’elle a un drôle de professeur chez elle. Voilà, c’est simplement les savants eux-mêmes qui peuvent savoir si un autre savant dérape.

Par exemple, je reprends l’affaire du Professeur Raoult. Pourquoi est-ce que Didier Raoult a rapidement perdu de son crédit ? Parce que les plus grandes autorités scientifiques en médecine ont dit qu’il faisait n’importe quoi en termes de protocole, qu’il ne respectait aucune des règles scientifiques en vigueur dans tous les laboratoires du monde. Il s’est discrédité, non pas auprès du public,- il a encre une grosse cote chez certains et n’oublions pas que le président de la République est allé le voir — , mais il s’est discrédité rapidement auprès des autres savants, c’est-à-dire des chercheurs et des médecins, qui l’ont vertement critiqué. Donc, vous voyez bien que là, ce n’est pas un contrôle du haut qui va faire le travail, mais c’est bien le contrôle réputationnel des savants eux-mêmes, qui opère en montrant que leur collègue marseillais a contrevenu aux préceptes méthodologiques de sa profession. 

Pour autant, on a pu voir que les universitaires, du moins, les collègues de M. Raoult, ont eu beaucoup de mal à inverser la tendance, et à faire comprendre aux gens que Monsieur Raoult disait des choses peu crédibles. De plus, ce sont ces résultats complètement faux que les gens croient toujours, comme si la communauté scientifique n’arrivait pas à s’auto-administrer ?

Comment vous expliquez le fait qu’il reste encore une partie de la population qui n’est pas vaccinée, dont certains ne veulent absolument pas se faire vacciner ? Parce que ces gens-là mettent systématiquement en doute, le discours de la science. C’est effectivement inquiétant. On ne peut pas dire plus. On a maintenant le même phénomène dans tous les pays du monde, même en France, qui semble être moins touchée, parce qu’on a moins de manifestations des gens hostiles aux mesures sanitaires qu’en Autriche, aux-Pays-Bas. En Allemagne, il y a eu des réactions extrêmement violentes. La France est touchée, comme les autres pays, par le scepticisme des citoyens à l’égard de la science. C’est un fait, malheureusement, qu’on doit constater.