Le classique de la semaine: Les Vies minuscules, de Pierre Michon
Quand les œuvres d’auteurs contemporains deviennent des classiques. Cette idée s’applique entièrement au roman de Pierre Michon, Les Vies minuscules, paru en 1984. L’intrigue se déroule en plusieurs chapitres, intitulés « vie », se focalisant sur un personnage particulier. Le roman prend place dans la région qui a vu naître l’auteur, la Creuse. Il s’agit d’une autobiographie en creux dans laquelle il cherche à se raconter tout en évoquant une panoplie de personnages plus ou moins liés à lui.
Il y a dans ce roman plusieurs thématiques à l’œuvre, dont la principale est la conquête d’un langage. Né dans une région à l’écart du développement industriel, encore très majoritairement agricole à l’époque de la rédaction, l’auteur parsème son récit de conquête du langage noble, du beau langage, qui reste pour lui un idéal à atteindre. Il s’agit bien entendu de la vision de la grammaire française mise en avant depuis la IIIe République, qui consiste en une rhétorique de périodes bien tournées, évoquant par moment le latin, qui était bien-sûr au fondement de cet apprentissage. Le personnage-auteur ressent cependant son impuissance et même une forme d’imposture vis-à-vis de cette langue trop noble qui ne colle pas à ses origines. Il y a une forme d’imposture à vouloir la soumettre et à l’utiliser. Car ce qui frappe, dans ce roman, c’est l’utilisation d’une syntaxe et d’un vocabulaire très fleuri, voire même anachronique, avec des expressions qui renvoient parfois à plusieurs siècles en arrière.
Chacun des personnages du roman a un rapport de près ou de loin avec un mauvais usage de la langue. La Vie de l’abbé Bandy est un exemple du rapport ambigu que le personnage éprouve vis-à-vis du langage. Ce jeune prêtre, récemment envoyé dans la Creuse, a un don pour la parole. Il s’enorgueillit de ses capacités rhétoriques. Cependant, comme l’indique l’auteur, il manque une substance à ces homélies pour que les paroissiens puissent vraiment retirer une substantifique moelle de ses paroles. Là encore, le personnage pêche par excès langagier. Il délivre un discours dont les paroissiens et les habitants des villages sont exclus, comme coupés. C’est en descendant considérablement dans la hiérarchie qu’il se rapproche de l’humanité. Quand le narrateur le revoit, il est vieux, alcoolique et sert de confesseur dans un hôpital psychiatrique de la région. Ainsi, en abandonnant la beauté du verbe marmoréen et exsangue, l’abbé Bandy parvient enfin à se faire comprendre, même dans le domaine de l’incompréhensible et des limites de la raison.
Les « vies » sont comme des paraboles, des vies de saints, des hagiographies. Dans les vies de saints médiévales, telles La Légende dorée de Jacques de Voragine, on nous raconte le destin des martyrs, agrandis par leur souffrance, rendus presque plus grands que nature pour en faire des exemples à la population. En choisissant des personnages qui se confrontent sans cesse à l’échec comme figures principales de ses « vies », Michon dresse un autre portrait de la sainteté, celle d’un peuple de gens à l’écart de la belle parole, de l’éducation élitiste et des sentiments raffinés, mais un peuple qui n’en est pas moins grand dans son silence et profond dans ses gestes.
Petit à petit, à force de lecture à la loupe et de croisement des informations, l’on se rend compte qu’il n’est pas question ici que de fictions. L’auteur met considérablement sa propre chair à disposition, et évoque des traumatismes d’enfance, des histoires de sa famille. Le thème principal que l’on retrouve comme un fil rouge et le manque, l’abandon et la déficience de ce qu’il nomme la branche mâle de sa famille. Abandonné par son père, il ressent les manques de manière très intense. Si les personnages ne sont pas de la famille du narrateur, ils sont liés entre eux par des liens du sangs (cf, Vie des frères Bakroot). Les pères et les figures paternelles se font et se défont au cours du roman.
Le père du narrateur manque, on note la présence du père Foucault (appellation vieillie mais qui veut dire ce qu’elle veut dire), Dufourneau, orphelin, quitte sa famille d’accueil, et Antoine Peluchet est en conflit larvé avec son père qui ne peut le comprendre. Cette affaire de père transparaît en filigrane pendant toute l’intrigue. Il y a un lien avec ce père que l’on attend et qui ne revient pas, et la déréliction du fils, son imposture et son désaccord avec le monde. D’ailleurs, plusieurs références sont faites au cours du roman au poète Arthur Rimbaud, dont le père fait également défaut. Il y a bien une notion de défaut et de défection chez cette branche mâle qui a engendré des faibles. La littérature, dans ce cadre, cherche à compenser une absence.