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Le classique de la semaine : La vie et la mort du roi Richard II, de Shakespeare

A l’heure du Brexit, les conservateurs britanniques ont fait maintes références à cette “sceptered isle*“ que constitue pour eux le Royaume Uni : une île édénique destinée par Dieu à surmonter tous les obstacles. Si la référence à Shakespeare est probablement volontaire, le choix de l’extrait l’est sûrement moins, puisque cette expression, tirée de La vie et la mort du roi Richard II décrit l’Angleterre comme un royaume déchu et courant à sa perte… Un contresens qui fait perdre toute crédibilité à de tels propos : il semblerait donc qu’une petite révision des classiques s’impose, avant de se tourner en politique.

Richard II est un roi médiocre, à qui l’autorité fait défaut et qui dilapide la fortune de son royaume en pots-de-vin. Mais parce qu’il est persuadé que le rôle de souverain lui a été attribué par Dieu, il est loin de se remettre en question. A la mort de Jean de Gand, duc de Lancastre, il n’hésite donc pas à usurper les biens et terres de celui-ci. C’est sans compter sur Henri de Bolingbroke, fils de ce dernier, qui revenant d’exil, demande à ce que son héritage lui soit restitué. Richard II, délaissé par ses flatteurs, doit assumer son impopularité et remettre la couronne à son opposant. S’ensuit en Angleterre un conflit de loyauté : entre l’élu de Dieu et un souverain juste, qui suivre ?

Pour Kantorowicz, “Richard II est la tragédie des Deux Corps du Roi“, et c’est précisément sur cette œuvre qu’il fonde sa célèbre théorie**. Selon le philosophe, le Moyen-Âge européen est traversé par la croyance selon laquelle le roi est doté à la fois d’un corps terrestre et d’un corps métaphysique, immortel, qui fait de lui un être supérieur et divin. La volonté de Dieu est ainsi assurée de génération en génération par la sainte cérémonie du couronnement, d’où l’expression consacrée : “Le roi est mort, vive le roi“.

C’est à cette idée que souscrit Richard II, qui se croit indétrônable jusqu’à ce qu’Henri de Bolingbroke ne le détrompe. S’ensuit alors une crise existentielle, au cours de laquelle Richard prend progressivement conscience de l’illusion dans laquelle il a baigné jusqu’alors. Cette crise s’illustre par une autre, une crise du langage, à mesure que la performativité des paroles de Richard II est réduite à sa simple dimension référentielle. Après sa chute, ses envolées lyriques paraissent guindées et déplacées. Les mots eux-mêmes semblent corrompus, revêtant systématiquement plusieurs sens sur lesquels les personnages ne cessent de trébucher. 

Par bien des aspects, il convient de lire la pièce comme un mouvement de balancier qui viendrait soustraire son prestige à Richard II pour le conférer à Henri IV :

“Cousin, la voilà ; prends la couronne : ma main de ce côté-ci ; la tienne de ce côté-là. — Maintenant cette couronne d’or ressemble à un puits profond… renfermant deux seaux qui se remplissent l’un l’autre, toujours le vide se balance dans l’air, tandis que l’autre est au bas, caché et plein d’eau : le seau d’en bas est rempli de larmes ; c’est moi qui m’abreuve de ma douleur, tandis que vous vous élevez en haut.“ Acte IV, scène I.

 Mais cette déposition dépasse par bien des aspects la simple transmission de pouvoir : elle se fait l’écho historique de la transition qui s’opère entre les anciens souverains médiévaux et les dirigeants de l’époque moderne. C’est d’ailleurs ce qui contribue à catégoriser La vie et la mort du roi Richard II parmi les travaux historiques de Shakespeare. Pourtant, l’œuvre oscille constamment entre les genres : s’agit-il ici d’une histoire tragique ou d’une tragédie historique ? Car après tout, la montée au pouvoir de Bolingbroke correspond aussi à la chute de Richard II. Tel Icare, qui s’était senti pousser des ailes, le souverain est brutalement rappelé à sa finitude par sa déposition. Cette interprétation se voit encore renforcée les tirades de Richard II, ce roi-poète qui le posent en blasphème : désormais privé de s’identifier à Dieu, sa déposition semble pour lui l’occasion de filer les métaphores d’un Christ martyr trahi de tous. 

Mais pour ses opposants, le souverain déchu s’apparente plutôt à une figure adamique, qui par son avarice aurait introduit le péché originel dans le monde édénique de l’Angleterre (d’où l’image de l’île porte sceptre) et plongé le monde à sa perte. Au jour de la guerre civile qui opposa longtemps les maisons de Lancastre (Henri IV) et de York (Richard II), un tel argument est loin d’être incohérent. Mais Richard II est aussi régulièrement apparenté à un mauvais jardinier, qui aurait laissé les mauvaises herbes et les chenilles flatteuses s’installer, à l’inverse d’Henri IV, qui se révèle être un souverain ferme et juste. Peut-être est-ce là que se situe toute l’ambiguïté de la pièce : peut-on vraiment parler de tragédie si l’Angleterre sort visiblement gagnante de cette transition royale ? Entre Richard II et Henri IV, qui est celui que nous devons soutenir, et qui est celui que nous devons redouter ? A l’instar des sujets britanniques, le lecteur nage entre deux eaux, condamné à trahir l’un ou l’autre pour défendre les intérêts de son pays. 

Car enfin, c’est bien du gouvernement de l’Angleterre dont il s’agit, et de la légitimité du souverain. En cela la pièce est très réminiscente du Prince de Machiavel. Une question cruciale à l’époque de Shakespeare, puisque marquée par le doute quant à la succession d’Elizabeth I, qui, tout comme Richard, n’avait pas d’enfants. Ce parallèle n’était pas passé inaperçu alors, puisque la reine aurait elle-même déclaré « Je suis Richard II, ne le savez-vous donc pas ? ». La scène de la déposition (Acte IV scène 1) avait d’ailleurs été censurée. Ces détails prennent toute leur importance quand on sait que les partisans de Robert Devereux avaient demandé une représentation de la pièce dans son intégralité la veille de la tentative de coup d’état de ce dernier contre la reine, en 1601. 

En somme, il s’agit d’une pièce qui ne manque pas de poésie mais qui reste difficile à comprendre sans connaissance préalable du contexte. En dépit de ses échos les plus actuels et de la réflexion qu’elle propose sur l’essence des dirigeants, le texte reste très ancré dans son cadre historique immédiat, ce qui le rend largement inaccessible à son lectorat contemporain. Je lui ai pour ma part préféré Comme il vous plaira ! du même auteur***.

Notes et références :

*voir Acte II scène 3 : île porte-sceptre dans la traduction de F.V. Hugo. 

** Les deux corps du roi, Kantorowicz

*** lien vers ma chronique https://www.letotebag.net/culture-arts/litterature/le-classique-de-la-semaine-as-you-like-it-de-william-shakespeare/ 

Œuvre intégrale en pdf : https://www.bibliotheque-agglo-stomer.fr/userfiles/album/92563/big/media/_WILLIAM_SHAKESPEARE-La_vie_et_la_mort_du_roi_richard_ii-%5BAtramenta.net%5D.pdf 

tags : #Shakespeare #tragédie #classique de la semaine #RichardII #HenryIV #historique #Angleterre

Instagram : Mais quelle est donc cette “sceptered isle” à laquelle font référence les conservateurs pro-Brexit dans les débats ? Pour le découvrir, un passage par Shakespeare s’impose. L’occasion pour vous de découvrir La vie et la mort de Richard II, une pièce historique aux accents machiavéliques.