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Le classique de la semaine: La lune et les feux, de Cesare Pavese

« C’è una ragione perché sono tornato in questo paese, qui e non a Canelli, a Barbaresco o in Alba » Il y a une raison pour laquelle je suis rentré dans ce village, ici et non à Canelli, à Barbaresco ou à Alba.

Avec cette première phrase s’ouvre un court récit issu de la plume de Cesare Pavese, publié en 1950, quelques mois avant son suicide. L’histoire est relativement simple, et par la même, très similaire à celle que vécurent de nombreux italiens de la première moitié du XXe siècle. Un homme, dont l’identité reste volontairement obscure, comme un « moi » à la fois similaire et indépendant de l’auteur, retourne dans son petit village, après avoir été trouver la fortune aux États-Unis. Le village en question est le même qui a vu naître l’auteur, d’où se développe donc une vision autobiographique. Ce personnage, jeune orphelin abandonné par ses parents et récupéré par une famille de paysans miséreux, s’en retourne avec sa fortune pour découvrir que s’il a changé, son village aussi. Somme toute, une histoire qui semble banale.

La force de l’auteur est de l’extraire du simple récit de retour aux origines, des lieux communs de l’industrialisation qui métamorphose un pays. Cela passe d’abord par un double niveau de narration. Il y a l’histoire que vit le narrateur et il y a les souvenirs qu’ils évoquent. Les souvenirs surgissent sans qu’on ne les voie arriver, au détour d’un chemin et suivant la forme d’un visage.

Cet ultime roman de Pavese parle également de l’écartement entre la jeunesse du personnage principal et son « moi » de l’époque de la narration. Il montre qu’il a changé, que les expériences l’ont fait. Cependant, son retour montre quand même un retour sur cette période et un désir peut-être non avoué de vouloir retourner, revivre. Cette trajectoire peut être comparée à celle de son ami Nuto qui, lui, n’est jamais parti. Cette différence s’exprime, selon moi, dans les paroles du titre même. En effet, la lune, et les feux, font référence à la vie agricole du nord de l’Italie. Comme dans beaucoup de lieux, on pensait, dans une façon de penser presque millénaire, que la lune avait une influence sur les cycles de croissance des plantes. Il faut mieux planter telle ou telle plante à lune montante ou descendante, pour obtenir de meilleurs résultats. Ces croyances, durablement liées à l’identité paysanne, sont regardées avec un certain mépris par le personnage principal, qui en a vu d’autres, et qui croit savoir comment le monde fonctionne réellement.

Une autre croyance serait que les feux de la saint Jean, que l’on allume dans les champs, permettent à la terre de s’enrichir. Il n’est pas de notre ressort de juger de ces idées agricoles, mais le personnage, en revanche, les juge dépassées et les regarde avec une sorte de paternalisme. Son ami Nuto reste cependant persuadé que ces choses ont une influence notable sur les récoltes. Cette prise de position des deux personnages est révélatrice de la divergence de leur parcours, et révèle sur un plan plus métaphysique la divergence de deux mondes. Se fondant sur une réalité historique de l’Italie de l’immédiat après-guerre, l’auteur réussit à transmuer cette réalité sociale en un récit presque mythologique.

En voir plus sur le blog « Enea veniva da Marte »

Un autre fait vient également évoquer le changement. Le narrateur, un orphelin et un « bâtard » comme le dit l’auteur, est un personnage qui commence sa vie avec le mépris des autres, il se fait insulter par les enfants. Il sait qu’il a un statut inférieur. Or, sa décision de quitter ce village qui est un monde, de partir pour les Amériques, rien de moins, est une chose inattendue et impressionnante dans les mentalités. Lorsqu’il revient avec une petite fortune, il n’est plus tout-à-fait l’enfant bâtard que l’on a connu. Il n’est pas non plus un riche étranger. Il se situe quelque part entre l’inconnu et le familier. Il devient une sorte de personne en dehors du système de pensée des habitants de son village, qui ne savent d’ailleurs pas très bien comment se comporter avec lui.

L’auteur fait référence à un autre personnage, Cinto, un jeune garçon qui vit avec sa famille à l’endroit où le narrateur a vécu avec la sienne. Ce jeune garçon, qui boîte, est une image de ce qu’a été le narrateur dans sa jeunesse (l’infirmité en moins). À sa rencontre, le narrateur paraît intéressé par lui, plus même que par le reste des membres de sa famille, car c’est bien à une partie de sa jeunesse qu’il semble parler. En définitive, ce récit des origines est, comme le dit Stefano Scioli dans sa préface, un véritable jeu d’échecs existentiel.

Sources :

La préface La Luna e i Falò: (invincibili) solitudini tra mito, realtà storica e scacchi esistenziali, de Stefano Scioli, dans l’édition Feltrinelli classici, 2021

https://francescorabellino.blogspot.com/2014/11/la-luna-e-i-falo_15.html