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Le classique de la semaine : Bérénice, de Racine

Je demeurais longtemps errant dans Césarée…” 

C’est en lisant Bérénice, de Racine que j’ai enfin compris la signification de ce vers qui semble hanter l’Aurélien d’Aragon, et qui, si je m’étais penchée un peu plus tôt dessus, auraient su éclairer ma lecture. Racine, ou l’art de déchiffrer les romans du XXe siècle par les classiques. 

A vrai dire, ce n’est pas à Racine que l’on doit cette histoire, mais à Corneille, auquel il semble avoir emprunté le sujet, et avant Corneille à Suétone, dont la formule n’a pas manqué de charmer les auteurs à travers les siècles. “Titus, reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, satim ab Urbe dimisit invitus invitam“, c’est-à-dire “Titus, qui aimait passionnément Bérénice, qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire”. Toute la pièce tient en ces mots, si bien qu’elle s’est souvent attiré les remarques acerbes des critiques, qui, comme l’abbé de Villars, considérait que le tout “n’est que la matière d’une scène où Titus voudrait quitter Bérénice“. Pourtant, c’est de là même que Racine tire sa fierté, en énonçant dans sa préface que “toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien”. 

Cependant, force est de constater qu’aujourd’hui la pièce est loin de subir l’ostracisme théâtral qu’elle a longtemps connu : bien au contraire, elle va jusqu’à se hisser au quatrième rang des pièces de Racine les plus jouées au XXe siècle. Mais à quoi attribuer ce succès tardif ? Selon Jean Rohou, c’est le contexte d’une société sans transcendance qui permet au lecteur/spectateur de s’identifier à des personnages qui se dévouent à fonds perdus pour des idéaux qu’ils savent fragiles. Plus encore, le reproche constant et moraliste d’un hymne à l’amour disparaît dans une société individualiste qui valorise le bonheur personnel. 

Pour ma part, j’ai justement été touchée par le “vraisemblable promu par Racine dans cette tragédie. Loin des excès et des personnages manichéens chers à Corneille, Bérénice prétend au tragique des mortels. Le public se reconnaît et s’investit davantage dans cette histoire qu’il connaît et qu’il a peut-être vécue, dans ce même silence et ces mêmes hésitations. Pour autant, l’écriture classique de Racine, son impeccable métrique, sa syntaxe et son lexique hissent cette décision triviale au niveau des dilemmes qui font la renommée des tragiques, à commencer par celle de son rival. 

Il me semble qu’on ne lit pas Bérénice pour l’intrigue, que l’on connaît déjà, et que l’on ne va pas non plus voir Bérénice pour le dénouement, que l’on devine dès la première scène. Comme les Grecs dans les temps antiques, nous allons voir Bérénice pour entendre cette histoire sublimée par la langue et apprécier une tension qui naît à partir de rien jusqu’à rendre les personnages étrangers à eux-mêmes et à leurs volontés premières. 

Titus incarne enfin un héros indécis et “tremblant pour le dire dans les mots de Gérard Defaux : à force de vouloir ressembler aux Romains illustres, il ne sait plus qui il est. Ses “projets de grandeur et de gloire sont minés de l’intérieur. En dépit de tous ses efforts, il ne parvient jamais à accomplir les objectifs qu’il s’est fixés et ce qu’il avait prévu de déclamer avec éloquence reste tu ou se contredit. Titus détruit son argumentation à mesure qu’il la débite et la confronte au regard critique et offensé de Bérénice… exactement comme cela se produit dans la réalité. A travers les multiples questions rhétoriques tendues par les protagonistes, le lecteur/spectateur atteint finalement la brèche qui le séparait jusqu’alors des personnages tragiques ; il s’empare à son tour de la problématique pour tenter d’y répondre.

En outre, il apparaît que l’analyse que Jean Rohou délivre sur le tragique dans Bérénice est très pertinente. En effet, comme beaucoup de critiques, il établit que la pièce tourne moins autour de la séparation des amants qu’autour du renoncement de Titus au plaisir pour le devoir. En effet, avant de rencontrer la reine de Palestine, Titus était une créature de l’immédiat, soumise à ses envies, et qui s’est progressivement changée en un être raisonnable, jusqu’à ce qu’il devienne un homme de devoir. Il est ironique de noter que ce changement se fait grâce, et aux dépens, de Bérénice, mais là n’est pas le tragique. Pour Jean Rohou, le tragique réside en cela que Titus ne croit pas aux idéaux qui le poussent à prendre sa décision. Il quitte Bérénice pour faire honneur aux empereurs qui l’ont précédé, pour asseoir son autorité auprès des Romains et pour montrer au Sénat qu’il est digne de confiance, mais cet Honneur qu’il défend tout au long de la pièce n’éveille en lui aucun intérêt. Il considère sa fonction comme un “fardeau (v.462) et déclare (v.1100) :

“Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, 

Que mon coeur de moi-même est prêt à s’éloigner. 

Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.”

D’aucuns ont trouvé la tragédie frustrante, puisqu’elle ne se conclut ni par une effusion de sang qui condamnerait tout espoir, ni par le dénouement heureux proposé par Antiochus, mais c’est sûrement dans cette frustration qu’il faut savoir trouver le génie. Le pire est attendu dans ce genre théâtral et ce pire prend souvent la forme de la mort, mais quoi de pire pour ces malheureux que la longue attente à laquelle ils sont promis ? En fermant le rideau sur ce dernier “hélas !“, Racine semble aller volontairement à l’encontre de la définition de la tragédie selon Corneille, lequel déclarait dans son Discours :

“s’il ne s’y rencontre point de péril de vie, de pertes d’Etats ou de bannissement, je ne pense pas qu’il ait droit de prendre un nom plus élevé que celui de comédie“.

Ainsi je vous invite à découvrir par vous même cette tragédie faite de rien, tissée de frustrations et de mots qui peinent à être dits, à vous plonger pour quarante minutes dans cette oeuvre sans pareille. Qui sait les enseignements que ce classique pourra vous faire tirer de vos lectures modernes ?

Image de couverture : Anne-Marie Duff jouant Bérénice et Stephen Campbell Moore dans le rôle de Titus, dans l’adaptation théâtrale de Josie Rourke

Suzanne