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Forces françaises au Sahel : tensions et nouvelles perspectives

Le 13 janvier 2020 se tenait à Pau, dans les Pyrénées-Atlantiques, le sommet du G5 Sahel rassemblant la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad auquel s’est ajouté la France, impliquée depuis 2013 dans une vaste campagne de contre-terrorisme avec l’opération Serval puis l’opération Barkhane. La « convocation » des cinq chefs d’Etat par Emmanuel Macron a été vécue par les populations des pays ouest-africains concernés comme une ultime humiliation intervenant dans un contexte déjà très tendu. Et les annonces contradictoires de Paris – nommément la réduction progressive de la présence française ainsi que l’envoi de 220 soldats supplémentaires – n’ont rien fait pour calmer les opposants à la présence française.

L’intervention armée : une prérogative présidentielle

L’article 15 de la Constitution française de 1958 confère au Président de la République les compétences de chef des armées. A ce titre, il est le seul à pouvoir décider du déclenchement d’une opération militaire. Les détails administratifs et logistiques échoient à l’Etat-Major des armées. Les opérations extérieures (appelées OPEX) sont donc mises en place uniquement sur ordre du Président lors d’un conseil de défense. C’est ainsi que le 11 janvier 2013, à onze heure, François Hollande prend la décision après l’appel des autorités maliennes d’engager les forces françaises contre les groupes touaregs1 indépendantistes alliés à certains groupes salafistes.

Ce pouvoir présidentiel concernant l’emploi des forces militaires, quasiment sans contrainte, s’est vu toutefois contrôlé par une réforme votée à l’été 2008. Celle-ci consacre le devoir pour le gouvernement d’informer le Parlement de toute action militaire sous trois jours après la prise de décision en conseil de défense. En outre, toute prolongation d’une opération militaire au-delà de quatre mois doit être ratifiée par les deux chambres.

Malgré cette implication des parlementaires dans le système décisionnel des questions de défense nationale, la direction des opérations reste largement sous le contrôle du gouvernement. La question reste de savoir si le manque de transparence du gouvernement et de participation des députés et des sénateurs dans ce domaine apporte bien une plus-value en terme d’efficacité sur le terrain.

L’opération Barkhane dans la tourmente

Lorsque le vent souffle sur le désert, le sable forme parfois d’étranges dunes semblant creusées et prenant l’aspect de croissants de lune. Ces dunes particulières se nomment barkhanes et c’est donc tout naturellement que l’opération française, qui se déploie sur les marges du Sahara, prit le nom de ces formations géologiques.

Mais cette opération militaire se trouve aujourd’hui, sept ans après son commencement, dans une crise profonde sur plusieurs plans.

Elle est d’abord concernée par une crise de confiance majeure au sein de la population française. Même si les militaires restent l’une des catégories socio-professionnelles ayant la plus grande popularité auprès des Français, l’intervention française au Mali pâtit elle d’une opinion défavorable. Alors que 73% de la population approuvait l’envoi de soldats français en 2013, ce chiffre chute à 58% en 2019. Aujourd’hui, c’est plus de 51% des Français qui désapprouvent la présence française dans le Sahel. Cette situation est due certes à des dépenses pour les OPEX qui ont plus que doublé depuis dix ans, avertissement donné par la Cour des comptes elle-même. Mais les pertes élevées de la France sur le terrain (73 soldats ont perdu la vie depuis le début des hostilités) ont sûrement été le facteur principal de la lassitude de la population. En plus d’être lointaines, ces opérations concernent des enjeux pour le moins obscurs pour les citoyens et dont les conséquences ne sont pas directement visibles.

Marc Christian Kaboré (Burkina Faso) au sommet de Pau, le 13 janvier 2020.
© Quentin Top / Hans Lucas

Chose plus importante encore, la présence française est de moins en moins acceptée par les populations locales qui vivent elles le conflit bien plus directement. Au Mali, de nombreux groupes anti-français réclamant la fin de l’opération Barkhane se sont formés. Il y a un an, un coup d’État militaire renversait le président Ibrahim Boubacar Keïta, dont la politique de coopération avec la France avait provoqué de nombreuses manifestations. Le pouvoir est aujourd’hui entre les mains d’une junte militaire ayant obtenu un large soutien populaire lors du coup d’État de 2020 et décidée à lancer des négociations avec les groupes terroristes du nord du pays. La volonté française de ne céder aucun terrain aux forces salafistes s’oppose donc à l’épuisement et la colère des peuples maliens et burkinabè, irrités par la présence d’une force militaire étrangère sur leur sol depuis plus de sept ans.

Vers le désengagement

Les multiples crises que rencontre l’opération Barkhane ont poussé le gouvernement à revoir sa copie sur sa politique étrangère. Lors du sommet de Pau, les promesses de retrait des forces françaises faites par Emmanuel Macron ont toutefois laissé sceptiques les principaux opposants ouest-africains à la présence française. En effet, lors de cette même conférence a été décidé l’envoi de 220 nouveaux soldats français au Sahel, ce que beaucoup de maliens soulignent comme étant une contradiction révélatrice de la question de la place de la France en Afrique.

Forte de plusieurs milliers de soldats et d’un soutien opérationnel pharaonique, l’opération Barkhane par son ampleur est en fait au-dessus des moyens réels de l’armée française. Bien que habituée à « faire beaucoup avec peu », comme l’expression circule dans les rangs, la Grande Muette ne semble plus pouvoir soutenir un tel effort. Les dernières bases de Barkhane fermées courant 2022, le corps expéditionnaire presque exclusivement français devra laisser place à la Task Force Takuba, un contingent plus restreint de soldats provenant de plusieurs pays européens1. Limitée à de petites opérations de formation et de contre-terrorisme, elle devrait pouvoir permettre une lutte plus discrète et donc plus acceptable pour les populations locales.

Conflit culturel et menace terroriste

La guerre au Mali intervient dans un contexte particulier. En effet, la France est accusée depuis longtemps de néo-colonialisme, parfois de manière fondée et parfois moins. Le fait est que la relation particulière tissée entre l’ancien colonisateur et les anciens colonisés brouille les pistes et les esprits. Comment ne pas comprendre la colère de populations n’ayant pu accéder à leur autodétermination il y a seulement soixante ans et connaissant aujourd’hui la présence quasi-ininterrompue d’une force militaire française sur leur sol depuis sept années ? D’un autre côté, les pays concernés par la résurgence des groupes djihadistes sahéliens n’ont pas les moyens politiques ou militaires de s’opposer seuls à ces groupes aux financements solides. La responsabilité de la France dans l’instabilité de ces pays est indéniable mais celle des élites ouest-africaines l’est aussi et peut-être de manière plus importante encore.

Le retrait de la France pourrait laisser entrevoir pour beaucoup l’espoir d’une stabilité retrouvée par la négociation avec les groupes terroristes. La réalité est que l’échec de la Task Force Takuba se solderait irrémédiablement par une occupation du Mali par les forces salafistes. Conscients de l’impossibilité pour les pays du G5 Sahel de tenir seuls, de nombreux groupes maliens d’opposants à la présence française en ont déjà appelés à une intervention russe en Afrique de l’Ouest, démontrant que la crise de confiance des populations locales envers la France n’est pas seulement dûe à la durée de l’opération Barkhane mais prend ses racines dans un passé profondément marqué par un sentiment d’humiliation.

Dans son ouvrage Outrages et défis, Ahmadou Kourouma, écrivain ivoirien, met le doigt sur cette diaclase culturelle :

Un jour, le Centenaire demanda au Blanc comment s’entendait en français le mot monnè. << Outrages, défis, mépris, humiliations, colère rageuse, tous ces mots à la fois sans qu’aucun ne le traduise véritablement >>, répondit le Toubab qui ajouta << En vérité il n’y a pas chez nous, Européens, une parole rendant totalement le monnè malinké1>>. Parce que leur langue ne connaissait pas le mot, le Centenaire en conclut que les Français ne connaissaient pas les monnè. Et l’existence d’un peuple qui n’avait pas vécu et ne connaissait pas tous les outrages défis et mépris dont lui et son peuple pâtissaient tant, resta pour lui, toute la vie, un émerveillement, les sources et les motifs de graves méditations.

1Populations habitant le Sahara central et certaines zones le bordant, comme par exemple le nord du Mali.

1L’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Estonie, la France, la Grèce, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Suède ainsi que la Tchéquie.

1Langue parlée dans certains pays d’Afrique de l’Ouest (Mali, Côte d’Ivoire, Guinée, Burkina Faso, Gambie et Sénégal).

Pour aller plus loin :

  • J. FERNANDEZ, J.-B. JEANGENE VILMER, Les opérations extérieures de la France, CNRS Eds, 2020
  • COL. M. GOYA, Sous le feu : la mort comme hypothèse de travail, Taillandier, 2019
  • A. TIJANI, « Fin de Barkhane au Mali : le vide laissé par la France sera difficile à combler », Jeune Afrique, 15 juin 2021
  • « Sahel : la France doit-elle rester ? », documentaire Arte