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La Métamorphose, Franz Kafka, 1915

Les métamorphoses évoquent au premier abord le merveilleux, les princes qui se changent en grenouilles ou encore les citrouilles qui deviennent des carrosses. Tout au plus, on leur donnera une dimension mythique, comme un souvenir des contributions d’Ovide. Mais qui oserait les percevoir autrement, non plus sous l’angle de la magie mais sur celui de leur intangibilité, de leur irréversibilité ? C’est le parti que prend Kafka, lorsqu’il publie La Métamorphose en 1915.

« My first Kafka » Rohan Danile Eason

Un matin qu’il doit prendre le train pour se rendre à son travail, Grégoire Samsa, commercial allemand sans prétention, se réveille changé en cafard. Croyant d’abord à un mauvais rêve, il est forcé de se rendre à l’évidence lorsque sa famille le force à ouvrir la porte de sa chambre, et découvre, horrifiée, ce à quoi il est soudainement réduit.

Passée la première horreur, ses proches tentent de s’accommoder de la situation, mais au bout de quelques semaines, leur comportement change drastiquement vis-à-vis de leur nouveau locataire. Lui qui était autrefois la fierté de sa famille, ainsi que la voie qui leur permettrait à tous de se débarrasser des dettes contractées par son père, devient, sans perspective d’emploi possible, un fardeau. Ce basculement peut être interprété comme un écho kafkaïen à Karl Marx, qui considérait les classes bourgeoises comme ayant « déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille en les réduisant qu’à de simples rapports d’argent ».

À la lecture, j’ai été frappée de constater à quel point l’auteur s’était fait discret quant à la transformation du protagoniste. Bien que longuement décrite, et hautement réaliste, l’écriture ne s’arrête pas tellement sur le drame que cet événement peut représenter pour un homme. Grégoire lui-même semble résigné vis-à-vis de sa nouvelle situation et, excepté l’emploi qu’il est contraint d’abandonner, ne semble pas s’en faire outre mesure pour son avenir. Tout se passe comme si la «métamorphose » à laquelle le titre fait allusion n’était pas celle que l’on attendait.


En effet, même sous sa forme animale, Grégoire conserve sa conscience et ses qualités d’être humain tandis que le changement paraît se situer davantage du côté de ses parents, lesquels sont progressivement privés de toute empathie et de toute sensibilité. La déshumanisation semble s’inverser tangiblement un soir où, bien que sous forme de blatte, Grégoire se révèle le seul à être véritablement bouleversé par la musique que joue sa sœur à des invités dans le salon. La frontière entre homme et animal se floute donc à intervalles réguliers, ce qui n’est pas sans troubler le lecteur. Tandis que les autres restent de marbre et semblent perdre jusqu’à leur rationalité même, se laissant aller à de brusques changements d’humeurs, Grégoire redouble d’efforts et de délicatesse pour améliorer la situation. Toutefois, il se voit confronté chaque jour davantage au dégoût et à la violence de ses proches, laquelle nous est rendue sensible par une prose très épurée, presque brutale.

Extrait de planche de la Bande Dessinée La Métamorphose, illustrée par Peter Kuper, chez Rackham, 2004

Il existe de multiples interprétations quant à la signification de cette nouvelle étrange, non seulement chez Kafka mais plus largement dans le courant de cette époque. L’une de celles que j’affectionne le plus consiste à comprendre la situation de Grégoire à travers le prisme de la maladie mentale telle qu’elle était vue au début du XXe siècle, et tout particulièrement dans le contexte de la première guerre mondiale. La maladie serait ici figurée à travers le handicap physique que représente la carapace de la blatte, laquelle amène non seulement à la souffrance de l’individu mais aussi à la prise de distance soudaine de ses proches qui peinent à reconnaître le souffrant.

Quoiqu’arrachés parfois jusqu’à eux-mêmes et incapables de parler, les malades conservent leurs souvenirs et leurs émotions et deviennent quelquefois les observateurs muets d’une vie qui ne leur appartient plus, à l’instar de Grégoire qui est laissé à lui-même dans sa chambre. Selon moi, cette interprétation charge de sens cette transformation qui autrement semblerait gratuite. Par ailleurs, les thèmes développés par l’auteur, tels que l’aliénation, l’isolement de Grégoire ou encore l’inadéquation à son milieu, tombent sous le sens de cette hypothèse.

Par ailleurs, peut-être que la transformation de Grégoire tient moins à ce qu’il est devenu qu’à la façon dont les autres le perçoivent et qu’il finit par intérioriser. Après tout, ce changement surgit de façon si brutale et inexpliquée dans la narration qu’il pourrait n’être que la retranscription d’un ressenti, empruntant ainsi au réalisme magique, cette technique littéraire qui prend au pied de la lettre les expressions les plus imagées de nos émotions. Une telle interprétation prendrait tout son sens si elle était comprise sous l’angle d’un coming out rendu pénible par le contexte d’une famille conservatrice par exemple. Et cela d’autant plus que le roman se résume en fait à la dramatisation de cette “sortie du placard”.

En dépit du succès qu’a connu ce classique de la littérature fantastique, je dois avouer que je n’ai pas été tout à fait conquise par l’intrigue, qui m’a semblé plus lente et plus banale que les interprétations graphiques que j’avais pu rencontrer par le passé. Si le dénuement de l’écriture saura en réconcilier plus d’un avec l’image que l’on se fait généralement de la littérature allemande, comme trop abondante en images et en figures, c’est probablement cet aspect qui m’a le plus gênée dans ma lecture. Cela n’ôte en rien le caractère canonique de cette œuvre, appartenant pleinement au genre de la weird fiction, “mode de littérature”, selon Jeff et Ann Vermeer, lequel est annoncé par les écrits de Nathaniel Hawthorne ou encore d’un certain Edgar Allan Poe.

Pour aller plus loin :


> qu’est ce que la weird fiction ? https://en.m.wikipedia.org/wiki/Weird_fiction 

> Des exemples dédiés à la weird fiction : https://weirdfictionreview.com/