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Les 60 ans des accords d’Évian sous la lentille des un an du rapport Stora : la pluralité des mémoires de la guerre d’Algérie

Le 18 mars dernier marqua les 60 ans de la signature des accords d’Evian mettant en place un cessez-le-feu et le début d’une réelle fin de la guerre d’Algérie, et de la colonisation française du pays pendant près de 132 ans. La date de la fin de la guerre d’Algérie est quant à elle une question épineuse au cœur de la problématique des mémoires.

Les oubliés et les mémoires

Un grand nombre de harkis et d’européens d’Algérie, dits Pieds-Noirs, furent tués les mois qui suivirent, notamment lors du massacre d’Oran du 5 juillet 1962. On peut encore voir cela dans le paysage politique français avec notamment Louis Aliot, maire Rassemblement National de Perpignan qui a récemment annoncé qu’il ne participera pas aux commémorations du 19 mars puisque cette date ne représente que “celle du début des massacres”. Le Président Emmanuel Macron a d’ailleurs précisé à plusieurs reprises qu’il s’agirait d’une commémoration et non d’une “célébration”. Cette année fût davantage particulière alors qu’elle est mise sous l’égide des un an du rapport de l’historien Benjamin Stora, chercheur devenu une référence quasi-officielle sur cette page de l’histoire franco-algérienne.

Nous avons vu en cette occasion un florilège de projets commémorant cet événement: des documentaires sur plusieurs chaînes de la télévision française, des articles, des publications de photos inédites, des livres racontant des histoires individuelles, des écrits continus sur forme de mémoire commune à certains groupes particuliers de ceux qui ont connu la guerre ou de la génération de ceux qui l’ont connu par leurs parents ou grand-parents. Or, cette volonté de raconter les vérités individuelles de chacun et chacune n’a pendant longtemps pas été une évidence où silence et amnistie demeuraient mots d’ordres. En effet, les années suivant directement la guerre, et jusqu’aux années 80, furent marquées par une quasi non-mémoire dans l’espace public français, à la fois par les lois de 1964 et 1966 interdisant la mention de faits jugés amnistiés, et également par un silence de ceux qui en sont revenus, notamment les appelés et engagés, qui se referment sur eux et souvent ne s’expriment qu’au sein d’organisations d’anciens combattants. Les Harkis et les pieds-noirs, eux aussi, souffrent d’abord d’un mutisme intergénérationnel. Les premiers sont, dès 1976, qualifiés des “oubliés de l’Histoire”, dans la thèse de Pierre Baillet sur les rapatriés d’Algérie. Les seconds connurent parfois un accueil glacial de la part des métropolitains puisque, finalement, on ne connaissait que très peu ces français d’Algérie.

La mémoire qui se sédimente en Algérie est alors unilatérale : la construction d’une nation et d’un État stable sont la priorité et réussir à s’octroyer un “récit national” unificateur fondé sur une dimension héroïque devient un enjeu politique. Depuis la loi du 6 décembre 2012, le 19 mars est devenu “la journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc”. Ainsi, cette année, la commémoration du 60ème anniversaire par le président, qui s’est tenue à l’Élysée, a convié des “témoins de toutes les mémoires”. C’est en cette pluralité que réside tous les enjeux existant sur ce tournant de l’histoire marquant fermement les relations entre l’Algérie et la France, mais également, et peut-être avec une régularité plus constante, la relation de la France avec ses propres combattants et ressortissants.

Emmanuel Macron et la guerre d’Algérie

Emmanuel Macron fut probablement l’un des Présidents de la République ayant le plus évoqué cet épisode de l’histoire sur la scène politico-médiatique, suscitant des réactions positives et négatives, à chaque fois de la part de groupes mémoriaux différents.

On peut se souvenir que c’est d’abord Macron candidat à la présidentielle, alors en visite à Alger, qui qualifie la colonisation de crime contre l’humanité en 2017, ce qui avait, comme attendu, provoqué un certain tôlée au sein de la droite. Peu après son élection, il continue sur cette même ligne ligne en reconnaissant le 13 septembre 2018, « au nom de la République française », que Maurice Audin, mathématicien qui s’était engagé pour l’indépendance algérienne au sein du parti politique communiste algérien avait été « torturé puis exécuté ou torturé à mort » et que cela ressortait de la responsabilité de l’État et de l’armée française. Emmanuel Macron avait alors fait le déplacement au domicile de Josette Audin à Bagnolet, veuve du mathématicien. En septembre 2020, la France restitue les restes de 24 combattants algériens tués au début de la colonisation française.

Or, la ligne politique des réconciliations commence à varier. Le 30 septembre 2021, le gouvernement organise une rencontre entre “petits-enfants” de grands-parents ayant participé à la guerre d’Algérie (descendants de combattants du FLN, Harkis, appelés, etc.) . Emmanuel Macron aurait alors tenu des propos ayant pour tenant que l’Algérie s’est construite sur « une rente mémorielle », entretenue par «le système politico-militaire». Système qui produirait « un discours qui repose sur une haine de la France ». Il aurait ajouté que l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation française était une question à relever. Ces propos se tenant au même moment que la crise des visas (la France ayant divisé par deux le nombre de visas attribués aux Algériens car le pays “ne jouait pas le jeu de la politique migratoire”), l’Algérie rappelle son ambassadeur en France.

Le 18 mars 2022, Libération est revenu par exemple sur la politique mémorielle de Macron la qualifiant d’une politique de “en même temps” (faisant référence au précepte qu’il appliquait comme pour ses initiatives politiques). Dans son discours du 19 mars, le Président revient longuement sur les différentes initiatives et actions prises afin d’avancer dans la reconnaissance des mémoires. Le terme de “reconnaissance” est revenu régulièrement puisque c’est la reconnaissance qui permettrait à la fois de reconnaître les douleurs particulières de chacun tout en restant dans une forme de “neutralité” face à l’Histoire.

Emmanuel Macron a d’ailleurs dit assumer tous “ses gestes mémorielles”, disant qu’il a “pu faire des choses insupportables à certains […] puis d’autres insupportables à d’autres” mais que la priorité était d’avancer dans ses questions. Une grande partie des actions menées par le Président une nouvelle fois candidat sont des initiatives directement ou indirectement tirées des vingt-deux préconisations présentes dans le rapport Stora commandé par le Président en juillet 2020 et reçu en janvier 2021.

le rapport Stora et l’application des ses recommandations

Revenons tout d’abord très rapidement sur la figure de Benjamin Stora. Historien et sociologue, spécialiste du Maghreb contemporain, il avait déjà été consulté sur la question algérienne par différents Présidents de la République. Par exemple, sous la présidence de Jacques Chirac, Stora était membre du groupe de réflexion sur “la Mémoire nationale de la guerre d’Algérie” en 1998, afin de réfléchir à un lieu de construction d’un mémorial officiel. Il a également accompagné François Hollande dans son discours de Clichy en 2011 sur les massacres du 17 octobre 1961.

Le rapport rendu il y a un peu plus d’un an contient 160 pages et est divisé en trois parties, elles-mêmes divisées en sous-parties : “Algérie l’impossible oubli”, “les rapports de la France avec l’Algérie” et “Des défis à relever”. La partie la plus importante est une liste de 22 préconisations que l’on retrouve en conclusion (pages 95), pouvant être mises en œuvre par l’État et ses collaborateurs afin d’apaiser les mémoires.

La question est alors aussi de savoir à qui s’adresse réellement ce rapport ? La demande d’Emmanuel Macron était de proposer des «initiatives communes entre la France et l’Algérie sur les questions de mémoire» afin de réconcilier les deux rives de la Méditerranée. Benjamin Stora lui-même précise dans plusieurs conférences que le rapport s’adresse aux français de toute génération touchés par la guerre : il s’agit de panser les plaies et fractures franco-françaises tout autant que les franco-algériennes.

On y retrouve alors des recommandations qui concernent les deux gouvernements, français et algériens. Une réaction du côté algérien était attendue. Toutefois, il est important de se rappeler que le premier destinataire du rapport est d’abord le Président Macron lui-même. De ces recommandations, déjà certaines ont été menées et le Président-candidat n’a pas oublié de les mentionner durant son discours donné à l’Élysée le 19 mars. L’assassinat d’Ali Boumendjel par la France, avocat et dirigeant politique du nationalisme algérien, a été reconnu le 3 mars 2021, et quatre des ses petits-enfants furent invités à l’Élysée.

Le code du patrimoine est lui amélioré par l’application stricte de la loi de 2008 qui permet une articulation entre la protection du Secret Défense et les impératifs des chercheurs. Toujours sur la mise en avant du travail intellectuel, le gouvernement a offert des bourses à seize chercheurs algériens travaillant sur les fonds d’archives en France. Puis, les archives d’enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police en rapport avec la guerre d’Algérie ont été ouvertes avec quinze ans d’avance afin de faciliter le travail d’historien. Enfin, le 5 février 2022, une stèle en l’hommage de l’émir Abdelkadder (reconnu pour son opposition à la colonisation française et en faveur des droits des chrétiens d’orient) a été édifiée à Amboise.

Comme probablement attendu, le document a essuyé quelques critiques venant de toutes parts. Le porte-parole du gouvernement algérien a dénoncé un document de « non-objectif » plaçant «  sur un pied d’égalité la victime et le bourreau » . L’Organisation officielle des moudjahidine, (des anciens combattants algériens de la guerre d’indépendance) regrette que le rapport a omis “d’aborder […] les différents crimes coloniaux perpétrés par l’État français”. Pour L’historienne Sylvie Thénault, il reste une épine dans le pied non adressée : les lois d’amnistie qui font qu’aucune qualification juridique n’est possible sur les actions perpétrées par la France. Thénault évoque également un “clientélisme mémoriel” de la part du Président, reprochant un changement de discours permanent, s’arrangeant à l’interlocuteur qui lui fait face.

La mémoire et les générations

La question mémorielle est intrinsèquement générationnelle. L’héritage de la transmission mémorielle et le travail de l’historien pour une vérité objective se reflètent dans la génération suivante. Un récent sondage de la revue Historia montre que 39% des jeunes ayant entre 18 et 25 ans ont aujourd’hui un grand-père ou une grand-mère affecté.e par la guerre d’Algérie. Le sondage réalisé des deux côtés de la Méditerranée, révèle que l’image reflétée de “l’autre pays” chez cette tranche d’âge est de plus en plus positive. Du côté algérien, 6 % de cette jeunesse estime que leur gouvernement n’a pas su s’emparer de la dimension historique des événements. Les clivages restent les plus importants sur les termes utilisés pour qualifier la colonisation: 94% des Algériens considèrent que c’est bien un “crime contre l’humanité” contre 48% des Français interrogés.

Les mémoires demeurent encore clivées et communautarisées mais un consensus, ne serait-ce que sur les faits historiques, semble de plus en plus être l’objectif désiré de beaucoup.