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Le béton armé, révolutionner plus que l’habitation

En 1949, seulement deux ans avant l’Exposition universelle de 1951 au Crystal Palace, où l’on vantait encore les mérites des charpentes en fer, est construite la première barque en ciment armé. Les critiques, déjà dubitatives, ne se douterons pas que 70 ans plus tard les barques en ciment joncheraient la Seine. Cette invention est due à l’ingénieur Joseph-Louis Lambot, qui s’attire un succès à l’exposition universelle de 1955. Le procédé novateur est le suivant : créer un squelette de filaments de fer sur lequel on coule ensuite du ciment. D’abord appelé le « Ferciment » ce procédé technique va permettre à toute l’architecture dite « moderne » d’exister. François Coignet tâche d’utiliser cette technique dans la construction architecturale. Le 72 rue Charles-Michels à Saint-Denis est la première maison en béton armé de l’histoire, construite par Coignet et l’architecte Théodore Lâchez.

Barque en ciment armé de Joseph-Louis Lambot, 1848. (capture d’écran de la vidéo : https://fb.watch/lA176mje9V/)

Avant toute chose, il convient de clarifier ce que l’on appelle « ciment » et ce que l’on appelle « béton ». Les deux assemblages sont voisins et permettent la construction. Le ciment est le liant de base, auquel on peut ajouter du sable et du gravier pour former du béton.

Très vite, les ingénieurs, constructeurs et architectes de l’époque comprennent l’efficacité du matériau. Des ingénieurs comme François Hennebique déposent plusieurs brevets sur des techniques de coulage du béton et détiennent ainsi un véritable monopole dans la construction de la transition de siècle. « Le béton armé est un matériau composite que l’on obtient en noyant des armatures métalliques dans la masse du béton afin de cumuler les propriétés du béton et celles de l’acier ». L’enjeu est clair. C’est un moyen d’optimiser les qualités de la charpente en la rendant plus efficace pour soutenir un bâtiment. L’alliance du fer et du béton permet à la fois une résistance à la flexion et à la compression engendrées par un bâtiment. C’est donc un matériau de choix pour la construction sur des terrains périlleux, comme à Montmartre.

Montmartre est l’exemple même d’un des « lieux-laboratoires » pour la généralisation du béton armé en France. À cause des carrières historiques du site, les sols y sont fragiles et lacunaires et ont été comblés par des matériaux comme le remblai ou le sable de Fontainebleau. L’instabilité des sols est compensable par la capacité du béton armé à être souple et à maintenir un bâtiment sur pieds. L’architecte Anatole de Baudot l’a compris en édifiant l’église Saint-Jean de Montmartre en 1904, structurée par du ciment armé. Les parois sont en brique armée, appareillée et maçonnée, ce qui signifie que la brique est traversée par des fers.

Au-delà même de la « tenue » du bâtiment, le béton armé est aussi un matériau qui suit l’élan de l’industrialisation, du progrès technique et plus globalement de la science. Le tournant de siècle est marqué par une insalubrité mortelle dans les intérieurs parisiens. Les logements vétustes, causes directes du manque d’aération, favorisent la prolifération de maladies infectieuses comme la tuberculose, à un tel point que le centre de Paris, à l’emplacement actuel du quartier de l’Horloge, devint invivable et est rasé. C’est encore une fois le béton armé qui permet de pallier cette difficulté dans les nouveaux bâtiments construits. Cette structure novatrice permet l’affinement des trumeaux, à savoir l’espace entre les fenêtres, ce qui était infaisable avec les blocs de pierre. Il est désormais possible, en raison du gain de place, de multiplier les baies, faire entrer la lumière et favoriser l’aération.

C’est un matériau pratique, mais qui est aussi l’instrument de nouvelles théories architecturales, liées entre autres à des questions d’esthétique. L’autrichien Adolf Loos, théoricien, urbaniste et architecte développe son propos dans Ornement et Crime (1913). Ce dernier prône « l’usage pratique » dans les créations et bannit des intérieurs comme des façades tout ornements superflus, sa Looshaus à Vienne en témoigne. Le béton est une excuse aux théories « loosiennes » et devient un exemple de pragmatisme architectural. Il s’agit d’un matériau peu coûteux qui permet une production à la chaîne et la réalisation de bâtiments en temps records. L’enjeu économique est relevé. C’est aussi un matériau « sobre » que certains architectes comme Auguste Perret s’appliquent à diversifier, mais qui globalement adopte une couleur grise et une surface très lisse. L’aspect brut du matériau séduit Loos qui généralise le béton pour ses intérieurs, comme ceux réalisés avec Le Corbusier.

Outre les nouvelles théories esthétiques, le béton armé satisfait les « nouveaux » comme les « anciens » car s’adapte volontiers à l’esthétique classique remise au goût du jour par la théorie rationaliste. Le théâtre des Champs-Élysées, construit par Auguste Perret reprend la tripartition classique de la façade avec l’étage d’attique. La couleur grise/blanche du matériau rappelle avec grande évidence la blancheur des temples grecs.

Façade du théâtre des Champs-Élysées, 15 avenue Montaigne, Paris, architecte : Auguste Perret et Henry Van de Velde, 1913, ©Grégoire Suillaud.

Alors, si le béton armé est un matériau que l’on peut qualifier de « révolutionnaire », il est étrange de constater combien il peut être décrié aujourd’hui. La ville du Havre, pourtant reconstruire par Perret dans les années 1950 est beaucoup critiquée pour ses constructions en béton. Il en va de même pour l’architecture industrielle, celle des banlieues et celle des grands ensembles, à qui sont facilement attribuées les appellations de « froides » et « austères ».

Dès lors, il est tentant d’imaginer ce qu’auraient répondu les architectes, ingénieurs et constructeurs du XIXème et du XXème siècle, à des époques où il était peut-être plus important de construire pour le plus grand nombre, avec économies et hygiénisme, plutôt que d’ériger des hôtels particuliers en pierre de taille.

Peu à peu, la ville du Havre acquiert ses lettres de noblesses et les bâtiments de Perret sont classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Peut-être que l’architecture brutaliste comme l’espace Niemeyer permet conjointement de montrer encore d’autres facultés du béton.

Pourtant, bien avant la reconnaissance des élus, les architectes ont montré la versatilité du matériau. Perret, encore et toujours, maître incontesté du béton armé, ponctue de touches de couleurs les piliers du Palais de Iéna dans le XVIème arrondissement de Paris. C’est également l’un des pionniers des claustras en béton, élégantes formes géométriques creusées en façade de ses édifices religieux.

Étagère de l’atelier de Claude de Soria, ouvert au public, 221 boulevard Raspail, sculptures en béton et photographies, ©Grégoire Suillaud.

Si l’architecture en béton est souvent sous-estimée, peut-être faut-il chercher du côté des artistes plasticiens qui sont peut-être plus rarement critiqués dans l’usage d’un matériau dit « novateur ». Parmi eux se trouve le sculpteur Carlo Sarrabezolles, inventeur de la sculpture en béton armé, qui réalise le cloché de l’église de Villemomble en ronde-bosse, par la taille à même le béton. Plus récemment, on peut saluer des sculptrices comme Claude de Soria qui moule des sphères abstraites dans du béton, matériau qu’elle soutient avoir découvert par hasard, laissé par des ouvriers dans sa cour d’immeuble et qui pourtant a totalement changé sa pratique artistique.

Quoi qu’on en dise, le béton est aujourd’hui omniprésent dans l’art et la construction. En gardien pérenne des habitations, des édifices publics et des monuments qui dessinent le paysage urbain de la ville comme de la campagne, ce vieux matériau, souvent modifié, est devenu essentiel.

Grégoire Suillaud